« Faire de l’argent » à n’importe quel prix, de n’importe quelle façon, telle est la préoccupation majeure de nombre de nos contemporains, chenus ou à peine sortis de l’enfance. On se procure tant d’objets — utiles et très souvent inutiles — avec de l’argent. Les pognonistes sont devenus légion et le pognonisme atteint les membres de milieux ou de groupements qui, par leur origine, leurs aspirations ou leur raison d’être, semblaient devoir être â l’abri de la contamination. Ma « longue expérience » m’a permis d’en rencontrer de ces ex-camarades, plus ou moins enrichis par le négoce ou l’industrie, qui ne s’intéressaient plus à aucun mouvement d’idées, qui s’insouciaient de la culture de leur personnalité, qui ne songeaient plus qu’à « bien vivre », comme ils jargonnent. Le portefeuille bien garni, élégants et désinvoltes, ils traversaient la chaussée, afin d’éviter de reconnaître tel de leurs anciens copains, lequel, parce qu’il avait refusé de sacrifier au veau d’or, déambulait sur le même trottoir qu’eux, mal rasé, le veston élimé, le pantalon rapiécé et les brodequins fatigués. D’autres, plus hypocrites, continuaient à mener une vie sans apparat, à s’intéresser à des idées généreuses, à en discuter, si besoin était, avec des amis moins fortunés, mais cela sans cesser d’exhausser la pile de banknotes qui s’amoncelait dans leurs coffres. Or, il était évident que, même pour vivre confortablement, une telle accumulation n’était pas nécessaire et que la toujours plus grande extension donnée à leurs affaires ne se justifiait plus, l’avoir qu’ils avaient acquis leur permettant de vivre sans se soucier du lendemain.

Emile Armand, La course au pognon, L'Unique n°2, Juillet 1946