Jérôme Leroy doit être en vacances. A moins qu’il ne soit en train d’organiser une filière d’importation clandestine d’AK-47 en prévision des jours sombres, des jours bleus marines que nous prévoient les sondagiers. Quoi ? On annonce l’imminente fermeture de Christiana, délicieuse utopie quadragénaire du pays d’Andersen, et il ne réagit pas ? J’avoue ma déception. Si la gauche est définitivement défaite dans les années qui viennent, ce sera aussi la faute à Leroy. Je défendrai donc, pour un dernier baroud, la mémoire du quartier libre et autogéré de Copenhague dont la glorieuse survivance au temps du néolibéralisme vengea longtemps seule la mémoire des milliers d’utopistes tombés au champ d’honneur de l’anarchie durant deux siècles. La petite Europe, intrinsèquement jacobinisée et planifiée, n’a jamais eu de ces recoins secrets et vierges où l’utopie, comme dans les Nouveaux mondes, du nord et du sud, pouvait nicher à son aise et croître tranquille sans craindre qu’une administration désoccupée vint rapidement l’emmerder. C’est pourquoi Christiania, née et grandie dans Copenhague même, fut longtemps notre Katmandou intérieur, notre réduction guaranie de légende, notre Amérique à nous – qui rappelait au petit cancre réaliste sommeillant dans chacun que tout était encore possible. Oh, certes, fruit des années hippies, Christiana a de longues décennies voué un culte au dieu unique cannabis ; mais, comme un autre petit royaume capétien, elle avait su durer, et apprendre donc sous ce canon du temps qui ne pardonne jamais, à construire ses propres règles, économiques, sanitaires, culturelles et morales. Elle avait fini par répudier les marchands de son temple et satisfaire ses habitants de quelques joints banals. Christiania avait su se réformer de l’intérieur sans céder aux sirènes du marché, de la publicité et de la domination. Il faut croire qu’on y vivait bien, même si les femmes, ces indécrottables conservatrices, y manquaient un peu. Ce qui devait perturber Leroy. On y vivait mieux qu’ailleurs, sur ces trente hectares urbains dont les occupants avaient eux-mêmes, de leurs propres mains, rénové les égoûts. On y avait son drapeau, ses coutumes, ses contributions volontaires, on y avait sa cahute, son art, sa monnaie même. Commune médiévale libre à qui il manquait malheureusement de vivre sous un Etat libre : les libéraux au pouvoir ont voté une loi scélérate obligeant les Christianites à racheter leur logement, et l’utopie finit, s’en va, tombée dans l’honneur, victime de l’extérieur et non d’un virus qu’elle eût secrété elle-même. Ça fera dire à mon petit cancre réaliste intérieur que cela ne pouvait finir que comme ça, et que les utopies sont faites pour s’écrouler. Cela n’empêchera pas mon petit rêveur intérieur de croire que cela pouvait durer, malgré tout et qu’on va décidément commencer à manquer d’utopia christiania.