A l'usine, dans le vacarme des machines

Il m'arrive souvent d'oublier que je suis

Mon être se défait, je me change en machine,

Et sans cesse me perd dans la forêt des bruits.

Sans compter je travaille et sans compter je crée:

Création sans fin. Mais pour qui? mais pourquoi?

Je ne sais rien, je ne veux rien. Une machine

Qu'est-ce qui la conduit à penser quelquefois?

Nul sentiment, nulle raison, nulle pensée,

travail amer, travail dévorant, qui détruit

le plus beau, le plus haut, le plus profond et noble

Et le meilleur des biens que possède la vie.

Et les secondes fuient, les minutes, les heures;

comme voiles au loin s'envolent jours et nuit;

Voulant la rattraper je chasse la machine

Et sans raison me hâte et sans fin la poursuis.

L'usine m'apparaît à l'heure de la pause

Sanglant champ de bataille où survient l'accalmie,

je vois de tous les cotés les tués qui s'alignent

Et le sang répandu sur la terre gémit.

Un instant, puis renaît le fracas, le vacarme,

Et s'éveillent les morts, le combat se poursuit,

Pour autrui, pour autrui la foule prend les armes,

Elle se bat et tombe et sombre dans la nuit.

L'homme qui dort en moi, le voilà qui s'éveille,

l'esclave qui veillait en moi semble endormi.

L'heure de vérité sonne, l'heure suprême,

Ah qu'à la solitude un terme enfin soit mis !

Mais soudain le patron, la sirène, un tumulte,

Je perds l'esprit, j'oublie où je suis, j'imagine

Qu'on se bat, le bruit monte, ô mon être est perdu!

Rien ne m'importe plus, je suis une machine.

Morris Rosenfled (1862-1923), usine de sueur (1910) in Anthologie de la poésie yiddish, traductions de Charles Dobzynski, poésie Gallimard.