LA CROIX CONTRE LA FAUCILLE ET LE MARTEAU

Le monde a un besoin vital de l’idée authentique de la faucille et du marteau, libérée de tous les dévoiements du communisme. Plus encore, non seulement le monde, mais l’Église aussi a besoin que cette idée s’incarne dans nos sociétés. Aujourd’hui, il devient de plus en plus clair que les fameuses pa roles de « l’Internationale » – « La libération, personne ne nous la donnera. Nous la gagnerons par nos propres mains » – doivent être sérieusement revues ; personne, en effet, n’arrivera à rien par lui-même. La vie actuelle est dans une impasse. La libération ne pourra venir que de là où les forces sont plus grandes que la vie, c’est-à-dire du seul li eu pouvant offrir aux problèmes de notre temps une solution qui dépasse la nature et l’histoire : l’Église.

Seule l’Église peut libérer et orienter notre vie. Mais pour cela, il faut qu’elle écoute le cri du monde, se tourne vers l’enfer social, l’injustice, les crises, le chômage ; il faut qu’elle dise les pa roles qui lui ont été confiées depuis des siècles : « Venez à moi, vous tous qui peinez et êtes accablés par le fardeau, et je vous donnerai la paix. » Seule l’Église peut effectivement donner le salut, sanctifier la voie de l’homme, transformer la faucille et le marteau en authentiques symboles du travail au nom et dans l’espace du Christ.

Ce n’est qu’au nom du Christ que nous pouvons accomplir la seule œuvre actuellement nécessaire : tirer le monde de l’impasse où il se trouve, le délivrer de la stérilité et de la médiocrité athée. Par le nom du Christ, par sa croix, nous pouvons donner à la faucille et au marteau leur sens authentique. Par la croix, nous pouvons sanctifier et bénir le travail.

Une difficulté toutefois subsiste, liée à une question bien réelle et décisive. Si la croix doit, effectivement, être associée au travail, elle ne peut l’être qu’à une condition ; qu’il soit prouvé que le symbole de la faucille et du marteau peut être purifié de toute violence et de toute contrainte. Autrement dit, le travail, dans son principe, doit pouvoir être libre, librement choisi. C’est une condition sine qua non, car ni le Christ, ni la croix, ni l’Église ne peuvent en aucune circonstance aller de pair avec la moindre parcelle de violence et d’esclavage.

Le Christ est la liberté. Le visage du Christ, c’est l’affirmation dans chaque homme de son visage libre et fait à l’image de Dieu. L’Église, c’est le lien libre et organique des croyants avec le Christ et la liberté du Christ ; c’est parce qu’il se prend librement que le joug, proposé par le Christ à ceux qui peinent et ploient sous le faix, est léger. Le Christ et la violence sont incompatibles.

S’il est simple de démonter par des arguments convaincants que le travail libre et la construction libre d’une société basée sur le travail sont possibles, la réalité est tout autre. L’humanité n’a que trop fait l’expérience des deux systèmes antagonistes de contrainte et de violence que sont le capitalisme et le communisme.

Après avoir anéanti le droit au profit du seul droit au travail, le vieil ordre capitaliste a, ces derniers temps, commencé à priver les hommes de ce dernier. C’en est trop ; nous en avons assez des crises, du chômage, de la contrainte d’un travail sans justification intérieure et sans joie !

Faut-il alors passer au système opposé ! Non, car nous en avons aussi assez de la contrainte de l’ordre communiste, du travail sans joie et sous la trique, de l’esclavage organisé, de la violence et de la faim !

Tout le monde sait bien qu’il faut chercher ailleurs la voie d’un travail librement consenti, orienté vers un but et un sens. Qui ignore, qui doute encore qu’il convient de recevoir le monde comme un jardin à cultiver ?

C’est pourtant là que surgit la tentation principale, le doute le plus cruel, d’autant plus convaincant qu’il ne repose pas seulement sur des principes théoriques, mais sur notre expérience concrète de la vie. En effet, l’éternelle controverse mise à jour si précisément et lucidement par Dostoëvski, n’en finit pas de recommencer. Controverse entre, d’un côté, la vérité libre du Christ et, de l’autre, un principe aux innombrables visages : la Rome antique et sa grande fourmilière humaine organisée par la contrainte, le grand inquisiteur qui sème le bonheur par la force et supprime la responsabilité – c’est-à-dire la liberté de l’âme humaine –, Chigaliov1 et les démons enfin, qui nivelèrent les montagnes, transforment l’humanité en un troupeau repu, satisfait, doté d’un travail certes, mais obligatoire et exempt de toute responsabilité.

Il en était ainsi du temps de Dostoïevski. Il en va de même aujourd’hui. Le grand Chigaliov, à nouveau, s’est incarné ; il agit sous des pseudonymes qui ont acquis une gloire universelle. Son nom fut tour à tour Lénine, Staline, le « pouvoir communiste », la « ligne générale du parti ». Dans son incarnation, il révèle une plus grande quantité de défauts que le Chigaliov théorique de Dostoïevski. Alors que ce dernier promettait au troupeau humain la satiété et la satisfaction, le Chigaliov actuel tient tout le monde affamé. Mais le principe est le même : la contrainte d’un système de valeurs induit.

Le Christ, en nous offrant sa voie de liberté et son joug librement choisi, a prouvé qu’il est possible de croire en la liberté humaine et en la dignité donnée par Dieu à la personne. Mais nous, croyons-nous vraiment en cette liberté ? Croyons-nous vraiment en cette dignité ? Croyons-nous non seulement en quelqu’un d’autre, mais en nous-même ? Nous aimerions pouvoir répondre positivement à cette question, mais d’innombrables éléments nous incitent plutôt à dire le contraire.

C’est que chacun de nous a, au fond de soi, un petit inquisiteur, un petit Chigaliov, une petite ligne générale du parti. Chacun de nous, dans son rapport à soi, ne se donne-t-il pas des contraintes dont il joue pour arranger son mode de vie parmi les autres ? Notre principal malheur, c’est que les autres nourrissent notre Chigaliov intérieur par leur attitude à l’égard de la liberté et de la contrainte. De quoi est-ce que je parle ? De ce qu’il y a de plus terrible dans la vie terrestre, le processus historique, le pouls de la modernité : personne ne veut, volontairement et ensemble, librement et fraternellement, construire une vie chrétienne authentique, une vie de travail, de liberté et d’amour chrétien. Quand on construit, c’est pour faire autre chose et, quand on ne construit pas, c’est pour faire des discours et des spéculations qui, pour remarquables qu’ils soient, n’en restent pas moins toujours que des paroles et des théories.

De même qu’un pianiste ou un chanteur a besoin de s’exercer tous les jours, de jouer, de chanter et de faire ses gammes pour progresser, de même qu’un artisan a besoin d’habituer ses muscles à certains types d’efforts et le lutteur de s’entraîner, le chrétien doit avoir une vie quotidienne librement construite pour réaliser l’exploit ascétique de transfiguration du monde.

À quoi bon parler de fraternité des peuples si nous ne vivons pas fraternellement avec notre voisin de chambre ?

À quoi bon parler de liberté si nous ne sommes pas capables d’unir librement nos efforts créateurs ?

À quoi bon parler de l’attitude chrétienne envers le travail si nous travaillons sous la trique ou ne travaillons pas du tout ?

Le labeur librement consenti. Voilà d’où il faut partir pour parvenir au Christ. Et cela doit imprégner notre vie quotidienne. Sans cela, c’est le grand inquisiteur, la ligne générale du parti, tous les oppresseurs, niveleurs, dictateurs, et maîtres d’esclaves qui ont raison, et les hommes ne sont pas les images de Dieu mais un troupeau.

Dans ce labeur librement consenti, il nous faut, par nos efforts et dans une œuvre commune, créer une sorte de monastère, d’organisme spirituel, de petit ordre, de fraternité. S’il n’en est pas ainsi, cela veut dire que nous n’avons pas compris ni accepté la principe essentiel du seul monastère, du seul organisme spirituel et de la seule fraternité qui soit ; l’Église.

Grande est la joie de ceux qui ne doutent pas que le travail libre peut devenir réalité dans la vie des hommes. Et malheur à ceux qui ébranlent cette foi !

Mère Marie Skobtsov, revue Novy Grad, 1933, n°6. Repris dans Le sacrement du frère, Les Éditions du Cerf, 2001, pp. 203-207.