« Le palais du mendiant

c’est l’ombre des nuages. »

(Hâfiz)

On souhaiterait ne rien écrire sur Nicolas Bouvier, mais juste le faire lire, alors voilà, on essaiera de s’effacer, de ne donner que le motif, quelques citations – pour donner le goût, le goût de lire, le goût du monde. Il faut lire L’usage du monde !

Nicolas Bouvier (1929-1998) a vécu en Suisse une enfance bercée par la présence chez ses parents de Krisnamurti, Tagore, Croce, Bergson, Hesse, Mann, Musil, Yourcenar… et la lecture de London, Dumas, Verne, Curwood, Stevenson, Fenimore Cooper… « C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat-ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. »

De 1953 à 1956 c’est le grand départ, la grand-route, en Fiat Topolino, avec le peintre Thierry Vernet. Pourquoi ? « La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. » « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Partir ? Depuis Abraham, père des pèlerins, pour vivre, tout simplement : « I shall be gone and live or stay and die. » (Shakespeare) Comment ? « Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. »

Ce sera la route de l’Est, à travers les Balkans, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan, l’Inde et Ceylan pour finir au Japon où il reviendra vivre plusieurs fois, tout cela raconté dans L’usage du monde, La descente de l’Inde, Le Poisson-Scorpion, Chronique japonaise, sans oublier le recueil de poèmes Le dehors et le dedans, ces « Chansons d’un compagnon voyageur » :

Fenêtre noire

Carreaux gelés où s’inscrivaient les astres

Chemin boueux qui menait vers le ciel

Tabriz

(Azerbaïdjan, 1953)

Alors on traverse des pays plus vieux que le monde, des peuples dénudés mangés de poésie, des hivers, des étés, et d’improbables saisons pour d’improbables raisons.

alors le seul fait d’être au monde

remplissait l’horizon jusqu’aux bords (Printemps kurde)

« Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible coeur. » Et on revient, les mains vides, on a vécu, on vit encore, taraudé par le goût des jours enfuis et qui ne reviendront pas. « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. » Il ne reste plus qu’à partir, ou repartir, « libre de tout, cherchant la Vérité en foulant la poussière, sous un mince croissant de lune. »

Même si l’abri de ta nuit est peu sûr

Et ton but encore lointain

Sache qu’il n’existe pas

De chemin sans terme

Ne sois pas triste

(Hâfiz)

Nicolas Bouvier, OEuvres, Quarto Gallimard