« Connaît-on dans les ténèbres tes miracles, et ta justice, au pays de l’oubli ? »

(Psaume 87)

Après Bêtes, hommes et dieux de Ferdynand Ossendowski et A marche forcée de Slawomir Rawicz, Phébus a ressorti Aussi loin que mes pas me portent. Pour compléter notre bibliothèque de la fuite, de l’aventure et de la liberté.

« C’est l’enfer, et c’est si beau ! » On commence comme ça, par un voyage interminable dans un train interminable, voyage des morts vers le pays des morts. Les étapes sur le chemin qui mène à l'éternité sont ainsi prévues qu’elles font déjà partie de cette éternité. Mais là, il s’agit d’une éternité négative, d’une éternité en blanc, en creux, d’une éternité de froid et de brume, dans le plus grand bagne de la terre. Un enfer où au lieu de rôtir on gèle. Les moments sont longs en Sibérie, et on a le temps d’arriver, au bout du monde, au cap Oriental, à la presqu’île des Tchouktches. Le voyage a beau durer, la carte n’est jamais achevée. La brume fait passer par d’infinies transitions des réalités les plus proches à d’amples lointains. Au-delà de toute fin s’étend encore la grande infinitude, et c’est là où elle surplombe l’espace disparu et le temps aboli que se dresse le cap Oriental. La Sibérie est là, objet de crainte dans sa violente splendeur. Une terre comme un destin, sous des étoiles d’une affolante beauté, plus claires, plus intenses que celles du pays natal.

Dans la mine où l’on vit, avec l’angoisse de la caverne, très réelle celle-là, dans ce lieu où la nuit a remplacé tous les autres modes d’existence, où tout est saturé de ténèbres, il faut se passer, outre du pays perdu, aussi du ciel perdu. Et s’habituer à l’éternité, dans un décompte du temps qui n’a plus rien à voir avec le temps lui-même. Impossible de relier de façon sensée l’endroit où l’on vit et le reste du monde, impossible de faire exploser ces blocs d’éternité. Quand on est en Sibérie, on y reste. Mais justement, la dernière possibilité qui reste, c’est se réfugier dans l’impossible. Fuir. Vers l’ouest, vers l’ouest et encore vers l’ouest. Intelligence, finesse, calcul, connaissance du pays et de la langue, tout cela n’apporte rien. Ce qui compte, c’est cette pleine mesure de volonté obstinée qu’aucune connaissance des dangers ne vient troubler. Un besoin animal de liberté confinant au fanatisme. Une lassitude si belle qu’elle se transforme en menace, un fatalisme prêt à tout régler d’un coup de couteau. Et le plaisir que procure ce sentiment barbare d’être en sécurité lors qu’on possède une arme.

Kouriaks, Tchouktches, Iakoutes, éleveurs de rennes et de chiens de traîneaux, bandits, chasseurs, évadés de la Kolyma, chercheurs d’or, hommes des bois… Formes de vie chaotiques. En des lieux si solitaires que les arbres ont renoncé à y pousser, dans ce pays immense et monstrueux, corps sans vécu ni passé, on a déjà cessé d’être des hommes. Et il faut, marcheur des neiges, se battre et errer, aux trousses les chiens du régime et les loups roux des étendues. A la recherche de la frontière, à travers des forêts à la beauté suspecte, au pays de l’oubli, quadrillé d’administrations immenses, un homme seul est vraiment un être misérable.

Ce voyageur vient du pays des morts, d’un temps révolu, d’un autre monde où des fantômes vivent de la vie des ombres. Il a approché la mort de plus près que la frontière. Il n’a plus figure humaine, il est un vestige, une ruine. Trop d’adversité ne laisse sur les os que bien peu d’humanité. Le chemin qui mène à la liberté est encore long. « La Sibérie, c’est la miséricorde. »

Josef Martin Bauer, Aussi loin que mes pas me portent. Un fugitif en Asie soviétique 1945-1952, Phébus