Der Spiegel : Tout fonctionne. On construit toujours davantage de centrales électriques. La production va son train. Les hommes dans la partie du monde où la technique connaît un haut développement ont leurs besoins bien pourvus. Nous vivons dans l’aisance. Qu’est ce qu’il manque ici finalement ?

Martin Heidegger : Tout fonctionne. C’est bien cela l’inquiétant, que ça fonctionne et que le fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache toujours davantage l’homme à la terre, l’en déracine. Je ne sais pas si cela vous effraie, moi, en tout cas, cela m’a effrayé de voir maintenant les photos envoyées de la Lune sur la Terre. Nous n’avons plus besoin de bombes atomiques, le déracinement de l’homme est déjà là. Nous ne vivons plus que des conditions purement techniques. Ce n’est plus une Terre sur laquelle vit l’homme aujourd’hui. J’ai eu récemment un long entretien en Provence avec René Char, le poète et le combattant de la résistance, comme vous savez. Dans la Provence on installe en ce moment des bases de missiles, et le pays est ravagé de façon inimaginable. Le poète, qu’on ne peut certainement pas soupçonner de sentimentalité ni de vouloir célébrer une idylle, me disait que le déracinement de l’homme qui a lieu là-bas signifie la fin, si une fois encore la pensée et la poésie n’accèdent au pouvoir sans violence qui est le leur.

Martin Heidegger. Entretien avec le Spiegel, 23 septembre 1966.