Une chose m’étonne prodigieusement -j’oserai dire qu’elle me stupéfie- c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose… Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est il pas pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ? Où est il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? (…) A quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit ; assuré qu’il est d’accomplir un devoir, déposer dans une boite électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus ?...Qu’est ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est ce qu’il espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas.

Octave Mirbeau. La grève des électeurs, Le Figaro, 1888.