Ça commence par un curieux musicien raté, qui avait cru faire de la New Wave du début des années 80 le moment de son irruption sur la scène artistique. Le jeune Maurice Dantec y croyait tellement qu’il avait tout lâché, études et projets de carrière, pour monter son groupe « Etat d’urgence », rebaptisé plus tard « Artefact ». Las. Une trop rude concurrence, un manque de visibilité et de chance, l’absence d’empathie de la France d’alors pour la musique née de son sol ont rapidement raison de ses rêves. Pour l’artiste aux mains inutiles que snobe encore la gloire s’annoncent dix ans de thébaïde. Dantec se jette alors par dépit dans les cent métiers où les années 80 trouveront une éphémère parade au chômage de masse et à la désindustrialisation : la publicité, les enquêtes d’opinion et le télémarketing.

Pourtant, quand il achève en 1992 la rédaction de son premier roman, qui paraîtra l’année suivante en Série noire Gallimard, Dantec est loin d’être étranger à la littérature. Contrairement à ce qu’affirme une légende vivace, ce n’est pas tardivement qu’il a accédé à la lecture des ouvrages qu’on pourrait dire « contre-révolutionnaires » ou « réactionnaires » qui constituent le fond de sa bibliothèque. Ce n’est pas par hasard qu’il est tombé, au bord de la Seine, sur un livre de Jean Madiran qui l’aurait dessillé et ouvert à la critique radicale du monde moderne. Maurice Dantec est nourri d’Ernest Hello et de Joseph de Maistre depuis l’adolescence, depuis cet âge où, déjà, il faisait le coup de poing dans la cour de récré contre les Jeunesses communistes.

Parallèlement, notre homme abreuve son imagination à la production des grands auteurs anglo-saxons de SF, Philip K. Dick au premier rang. De l’auteur de Blade Runner qui a su avec une maestria inégalée tisser les motifs de son catholicisme dans ses romans, on retrouvera facilement, jusqu’à aujourd’hui, la trace dans les œuvres de Dantec. Par ailleurs, Jean-Bernard Pouy, le futur créateur du Poulpe, rencontré au lycée, l’a de longtemps initié aux arcanes de la littérature noire américaine. C’est ainsi que lorsqu’il débarque dans la cour des grands avec son volumineux manuscrit de la Sirène rouge (plus de mille pages), Dantec est un prétendant averti, prêt à avaler l’univers. Et, de fait, s’incrivant dans ce courant que l’on a nommé « cyberpolar », son roman au style nerveux et heurté emporte l’adhésion des lecteurs et lui vaut le « trophée 813 » du meilleur roman policier de l’année.

Deux ans plus tard, Les racines du mal, un roman, noir toujours, le consacre définitivement. En deux opus Dantec a réussi à poser le décor de son monde déroutant, traversé de drogues et de violences, d’aspiration à la rédemption et de visions catastrophées. Rares cependant sont ceux qui y sentent déjà des ferments d’une résistance à l’ordre du monde comme il va. Personne alors de plus à la mode que lui, ce Maurice G. Dantec qui redore le blason de lettres françaises dépressives et a rajouté l’initiale de son second prénom pour rappeler son ascendance romanesque. Le Monde lui réclame pour l’été 1995 une novella.

Ses livres ressemblent à des marches militaires, c’est-à-dire à l’hybridation d’une lourde orchestration de parade et de commandos impitoyables à travers la jungle des temps. Ses personnages, en majorité virils, sont en permanence à la recherche d’un ordre, d’une dimension néguentropique de l’existence. Cette quête d’un ordre protecteur parcourt aussi, de manière évidente, la vie même de Dantec. Quand il décide en 1997 de s’expatrier vers le Québec, c’est, dit-il, pour éviter à sa femme et à sa fille la répétition de ce qui leur est déjà arrivé, une bande de « chances-pour-la-France » comme il les appelle venant jusque dans leur appartement les menacer. Il cauchemarde ces « mille « cités » considérées comme « sensibles », dans lesquelles des viols de prépubères ou d’adolescentes, répétitifs, récurrents, sont perpétrés par ceux là mêmes que les victimes côtoient chaque jour »1. « La France contemporaine me dégoûte », poursuit-il. C’est là que s’accomplit dans sa pensée le tournant véritable. Non que Dantec découvre à cet instant l’Amérique puisque c’est une image qui le hante depuis son plus jeune âge. Mais le Québec rassemble pour lui en une même gerbe solidement liée cette terre promise « à la destinée particulière » qu’est l’Amérique entière et un reste de France ultramarin.

C’est donc au Québec qu’il écrit en 1999 son troisième roman, Babylon Babies, où la violence s’exprime de manière décuplée. Mais, plus loin, c’est une vision de l’islam comme menace qui commence à y poindre, engendrant un malaise chez une part de son lectorat.

En réalité, ce qui voit le jour dans la littérature de Dantec, c’est l’expression d’une volonté de puissance. Déjà, son engagement au moment de la guerre en Yougoslavie, du côté des Bosniaques musulmans, relu d’ici, indique la direction de son esprit : n’a-t-il pas confessé plus tard, lui le pourfendeur sans pitié de l’Islam, avoir songé à s’y convertir à l’époque ? De même, toujours à la recherche d’une Eglise, il hésitera plus tard entre catholicisme et orthodoxie, le catholicisme incarnant la Rome impériale et carolingienne, le berceau de sa propre culture, mais l’orthodoxie ayant à ses yeux l’avantage d’être la religion constitutive de ces peuples slaves, nordiques invaincus, russes autocrates, dont il admire l’énergie plus ou moins fantasmée. Toujours est-il que c’est à l’instant de la guerre de Yougoslavie que, constatant la politique de non-intervention de l’ONU, Dantec devient adepte de l’Otan et, partant, de ses maîtres d’oeuvre les Etats-Unis, dont il n’hésite pas à comparer le rôle à celui de Charlemagne. Quelques années plus tard, il tatoue sur son épaule gauche les insignes de l’Organisation. Le 11 septembre ne peut que le confirmer dans ce choix d’un camp dans la guerre planétaire qui, dit-il, a déjà commencé. En 2003, il est évidemment en première ligne pour fustiger le refus de la France de Villepin et Chirac de s’engager en Irak aux côtés des gendarmes du monde. Mais alors sa parole a pris une tout autre portée. Elle a du même mouvement gagné et perdu en influence sur la place publique.

En 2000, en effet, l’homme a pris le mors aux dents, publiant un livre improbable, Le théâtre des opérations, journal métaphysique et polémique, manière de pamphlet débordant, luxuriant, où les intuitions lumineuses côtoient les laborieuses démonstrations philosophiques. Surtout, ce « journal », auquel un deuxième tome plus corrosif encore succède en 2001, (Laboratoire de catastrophe générale, Gallimard), révèle Dantec au grand public pour ce qu’il est, un nietzschéen en voie de christianisation, un ennemi de la démocratie contemporaine pusillanime, un épigone de Bloy et un admirateur de Drieu. Quand on le croise, l’homme, noiraud, de constitution frêle, voire étique, à la face grêlée et au regard doux de poussin oublié, se donne incontinent avec une gentillesse rare et une modestie à toute épreuve. Nulle pose chez lui et son discours seul dont l’ingénuité effraie parfois son interlocuteur révèle le polémiste et le romancier. « Comme un lointain cousin ou tel ce grand frère dispersé qui boude et qui nous pique tous nos bouquins », notait Guillaume Jaulin dans la revue Immédiatement2, son adhésion totale aux thèses les plus manichéennes prêterait à sourire s’il ne s’agissait de l’honneur de la pensée. Maurice G. Dantec, comme intellectuel français qu’il demeure presque malgré lui, porte certaine responsabilité devant son peuple et devant l’histoire qu’il a trop tendance à oublier.

Et en lui, c’est au contraire l’Amérique qui s’impose de plus en plus comme unique voie de salut temporel, mêlant en sus la possibilité d’une résolution eschatologique. La fréquentation assidue des maîtres de la kabbale, d’une gnose chrétienne et des Pères des premiers siècles plus ou moins hérétiques, comme Origène et Tertullien, confortent Dantec dans l’engagement prophétique auquel il se croit assigné. L’Islam terroriste prépare le Grand Djihad de demain et Mahomet est l’Antéchrist : « Je suis Chrétien et je le dis, je suis Sioniste, et je le dis, je crois en la civilisation occidentale, et je le dis, je suis opposé à l’islamisation de la France - et de l’Europe - et je le dis, je suis opposé à la barbarie néonazie des organisations terroristes palestiniennes et je le dis, je suis pour les États-Unis et contre l’ONU, et je le dis. »3

Cherchant la puissance, derrière l’écran de son ordinateur Maurice G. Dantec a découvert l’Amérique. On peut le lire comme le double inversé d’un Houellebecq, avec qui il a en commun la haine de l’Islam et le pressentiment de la chute catastrophique de l’Europe occidentale, sans disposer cependant, il faut le dire, de la même intensité de génie romanesque, cet art de découper dans l’existence de véritables personnages. Son vocabulaire est en général assez simple, voire naïf, plein de couleurs assez variées pour constituer un nuancier d’ordinateur, rempli d’épithètes, un style en vérité innocent, sauf quand il s’aventure dans les marécages de la philosophie idéaliste et de la théologie chrétienne hérétique pour épater son lectorat adolescent.

La martingale déçoit parfois : ses romans suivants, Villa vortex, et Cosmos Incorporated (2005), deux premiers tomes d’une trilogie sur la machinisation de l’homme, que vient clore Grande Jonction (paru le 23 juillet, Albin Michel), quoique n’ayant pas démérité en librairie ont rencontré un écho moins favorable chez ses aficionados. Le futur proche qu'il y met en scène, dans un monde en pleine "dévolution" après le Grand Djihad, est contrôlé par une gigantesque "métastructure" qui réduit l'humain à sa "vie nue" qu'heureusement les anges sauvent à la dernière extrémité…

Dantec y fait surtout la preuve encore une fois de la pente paradoxale de son esprit : dans cette anticipation, il s’agit pour lui de délégitimer la technique contemporaine qui est un asservissement, mais cela par un recours encore plus totalitaire à la technique : Dantec, malgré son baptême dans la foi catholique en février 2005 a ceci de sempiternellement païen qu’il croit pouvoir localiser l’âme dans le « junk-ADN » et Dieu au milieu d’un « saut neuroquantique ». Chez lui, les anges eux-mêmes sont des gadgets de livres dont vous êtes le héros, le Christ un super-manga, et la littérature mystique une clé qu’on découvre au coin d’un bois obscur pour ouvrir le coffre aux sortilèges.

« Mon origine est un trou noir. Mon présent est une boîte noire. Mon futur est lumière noire », mettait-il dans la bouche du héros de Cosmos Incorporated. Dans la sienne, donc.

1 in « Tout va bien », texte publié en mars 2004 sur le site subversiv.com

2 Immédiatement, n°21, mai 2002

3 Ces propos, recueillis par François Medioni pour Guysen News, en février 2004 seront finalement censurés par l’agence de presse franco-israélienne et publiés sur le site subversiv.com.