Le fruit de la division

L’Europe désigne bien un espace que l’on n’a pas de mal à désigner, mais à délimiter. Car les frontières de l’Europe sont bien davantage, surtout à l’Est, culturelles que naturelles. A rebours du processus en cours, l’Europe est d’abord le fruit de la division, qui la sépare de ce qui n’est pas elle. Cela apparaît de la façon la plus élémentaire sur une carte de géographie. L’Europe est ainsi le fruit d’une série de « divisions constitutives »1. La première sépare le bassin méditerranéen (« Occident ») du reste du monde (« Orient ») : elle commence à s’opérer lorsque la Grèce conquiert sa liberté par rapport à l’Empire perse lors des guerres médiques et s’accomplit pleinement lors de la conquête par l’hellénisme de l’ensemble du bassin méditerranéen qui isole la « terre habitée » (« oikoumenè ») de la « barbarie » ; elle se poursuit par la conquête romaine : à partir de la campagne victorieuse de Pompée contre les pirates, terminée en 67 avant Jésus-Christ, jusqu’à la conquête par l’islam de ses rivages méridionaux aux septième et huitième siècles, l’espace maritime méditerranéen sera la possession paisible et indivise du monde romain qui lui donnera son nom : la « mare nostrum », d’ailleurs appelée « bahr Rûm »2 en arabe. C’est dans cette unité méditerranéenne que s’installe d’ailleurs le christianisme. La seconde division est consécutive à la conquête musulmane de l’Est et du Sud de la Méditerranée au septième siècle – accentuée à partir du onzième siècle par la conquête turque de l’Anatolie. La troisième division est le schisme entre Latins et Byzantins en 1054, qui consacre une tension croissante entre un Ouest catholique et un Est orthodoxe ; cette division s’opère à l’intérieur du monde chrétien et romain et prolonge une ligne de clivage qui préexistait dès l’époque païenne entre l’Empire d’Occident de culture latine et l’Empire d’Orient de culture grecque. C’est ce schisme qui constitue vraiment l’Europe, identifiée au monde catholique romain. Enfin, une dernière division coupe l’Europe elle-même entre Nord et Sud à partir de la Réforme ou « Réformation ». L’Europe nous présente ainsi un visage balafré, qui garde la trace des blessures qui la constituent. Les Européens doivent garder souvenir de ces cicatrices, qui les définissent par rapport à ce qui n’est pas l’Europe et qui déchirent l’Europe en son intérieur même. Garder mémoire de ces divisions peut nous éviter de commettre plusieurs confusions. L’Europe, en tant qu’Occident, est l’« autre » de l’Orient. En tant que chrétienté, elle est l’« autre » de l’islam. En tant que latine, elle est l’« autre » du monde byzantin. L’identité européenne est variable : on est plus ou moins européen – ce que montre bien la question de l’Europe orientale et du monde slave et orthodoxe…

On se demande communément : qui sommes-nous ? Et on répond : des Grecs, des Romains, des Juifs, des Chrétiens – grecs en tant que romains, juifs en tant que chrétiens, voire romains en tant que chrétiens, comme on verra plus loin… Mais que possédons-nous en propre ? Ni l’humanité, ni l’hellénisme, ni le christianisme… Mais Rome. La chrétienté ne s’est pas conçue elle-même, et elle n’a pas non plus été perçue par les autres civilisations comme grecque ou comme juive, mais bien comme romaine. D’ailleurs les Grecs eux-mêmes, dès l’époque byzantine, se considéraient comme des Romains, et, encore maintenant, désignent la langue qu’ils parlent comme le roméique. Le monde musulman nomme les Byzantins de langue grecque ou syriaque des « Roumis », et l’Empire ottoman appelait « Roumélie » ce que nous appelons la « Turquie d’Europe ». Quant à l’Europe au sens étroit, il y un trait qu’elle est peut-être seule à posséder, seule à revendiquer, et qui est en tout cas ce que personne ne lui dispute. C’est la romanité, ou plus précisément, la latinité. La romanité a été revendiquée par Byzance, « seconde Rome », et même par Moscou, « troisième Rome ». Elle l’a même été par l’Empire ottoman, le sultan d’Istanbul revendiquant, avec le titre de « Sultan de Rome », la succession des empereurs vaincus de Constantinople. Mais de la latinité, personne d’autre que l’Europe n’a voulu. L’Europe est essentiellement romaine et latine.

Ce qui fait l’unité de l’Europe, ce n’est pas la présence en elle d’un seul élément, mais bien de deux. Ces deux éléments sont d’une part la tradition juive, puis chrétienne, et d’autre part le paganisme antique. Cette opposition se fonde sur l’opposition du Juif et du Grec formulée par saint Paul puis Tertullien. Ce sont ces deux éléments qui font vivre l’Europe, par le dynamisme même de leur tension. Mais un troisième terme, souvent oublié, fournit le meilleur paradigme pour penser le rapport de l’Europe à son propre.

Il s’agit de la dernière des trois langues (et les langues sont bien plus que du linguistique) qui ont reçu une valeur exemplaire du fait d’avoir nommé au plus juste, sur le panneau que Pilate avait fait apposer à la croix, celui qui y pendait : le latin ou plutôt, comme le dit l’évangéliste, le « romain ».3 L’Europe n’est pas seulement grecque, ni seulement hébraïque, ni même gréco-hébraïque : elle est aussi romaine – et nous ne sommes et pouvons être « grecs » et « juifs » que parce que nous sommes d’abord « romains ».

L’image de Rome répugne à toute une sensibilité moderne en un vaste dégoût aux arêtes imprécises où l’on trouve notamment l’opposition à l’Eglise catholique, qu’on appelle alors romaine. Tout ce que les juges les plus sévères concèdent à la romanité, c’est le fameux « droit romain », et surtout d’avoir diffusé les richesses de l’hellénisme et de les avoir fait parvenir jusqu’à nous. Les Romains n’ont fait que transmettre, certes ; mais ce n’est pas rien. Le contenu de l’expérience romaine réside dans cette transmission même. Les Romains ont apporté ce qui était pour eux de l’ancien comme du nouveau. La diffusion de l’héritage grec et hébraïque a trouvé à Rome un terrain particulièrement favorable. Les Romains avouent volontiers ce qu’ils doivent aux autres. Horace dit que « la Grèce captive captiva son farouche vainqueur et introduisit les arts dans le rustre Latium ». Bien, plus, les Romains rattachent leur origine à une non-autochtonie, à une fondation, à une transplantation dans un sol nouveau. Le rapport romain à l’origine est magnifiquement saisi et exprimé par le génie de Virgile exploitant la légende troyenne et créant dans l’Enéide le mythe romain par excellence. Enée quitte Troie mise à sac par les Grecs avec ses dieux domestiques et les transfère en terre latine. On verra les prolongements médiévaux et renaissants de la légende romaine dans la revendication d’une origine troyenne par les Européens – les Français en particulier. Être romain, c’est faire l’expérience de l’ancien comme nouveau et comme ce qui se renouvelle par sa transplantation dans un nouveau sol, transplantation qui fait de ce qui état ancien le principe de nouveaux développements. Est romaine l’expérience du commencement comme (re)commencement.4 L’attitude romaine est celle de ce qui se sait appelé à renouveler de l’ancien. C’est savoir que ce que l’on transmet, on ne le tient pas de soimême, et qu’on ne le possède qu’ à peine, de façon fragile et provisoire. Ainsi, le « grec » et le « juif », en tant qu’ils interviennent comme les deux composantes fondamentales de l’Europe, sont tous les deux « romains. C’est parce que l’Europe les accueille tous deux, « grec » et « juif », d’un point de vue « romain », qu’ils peuvent rester eux-mêmes et y produire la plénitude de leurs effets.

La Bible comme forme de vie

L’expérience biblique, celle de l’Ancien Testament, a de toute évidence largement contribué à faire de l’Europe ce qu’elle est. L’Europe – et ses extensions coloniales américaines et australes – est le lieu où la Bible est devenue forme de vie des populations entières. Cette influence du judaïsme ancien et de l’Ancien Israël s’est avant tout exercée par l’intermédiaire du christianisme et non du judaïsme qui s’est constitué après la destruction du Temple en 70.5 D’ailleurs Enée, le héros romain par excellence, est peut-être le meilleur parallèle païen d’Abraham quittant sa terre, sa patrie et la maison de son père.6 De même, on peut mettre en parallèle la non-autochtonie des Hébreux, qui savent fort bien qu’entrant en Canaan, ils habitent des maisons qu’ils n’ont pas bâties et cueillent les fruits d’arbres qu’ils n’ont pas plantés.7 Le christianisme récapitule ce qui apparaît alors comme « ancien » à partir de ce qu’il confesse comme son principe. L’Eglise est « romaine » parce qu’elle est fondée, et parce qu’elle est fondée sur le Christ qu’elle confesse comme la nouveauté même. Saint Irénée de Lyon dit que le Christ n’apporte rien de nouveau, amis qu’il apporte tout comme nouveau : « Vois : je rends toutes choses nouvelles. » La Nouvelle Alliance et le Nouveau Testament qui en constitue le document se situent à ce point par rapport à l’Ancienne Alliance et à l’Ancien Testament qu’ils en tirent jusqu’à leur nom. L’adjectif « ancien » qui qualifie l’alliance et les textes qui la consignent ne signifie pas « périmé » ou « dépassé »8, mais renvoie à une priorité chronologique et logique. L’Ancien Testament de la Bible chrétienne coïncide pour l’essentiel avec les écrits reconnus comme canoniques par le judaïsme. Tout ce que les juifs admettent est aussi admis par les chrétiens. Selon les paroles du Christ, il n’est pas question d’abolir la loi ancienne, mais de l’accomplir à la perfection9. Selon saint Paul, les promesses de Dieu envers Israël sont sans repentance10, et le Christ dit même que « le salut vient des Juifs »11.Les Pères de l’Eglise insistent, comme saint Irénée : « La loi de Moïse aussi bien que la grâce de la Nouvelle Alliance, toutes les deux adaptées à leur temps, ont été accordées par un seul et même Dieu au bénéfice du genre humain. » Le christianisme suppose l’acceptation de la filiation par rapport au judaïsme, véritable circoncision du coeur.

Le rapport de l’Europe à ses sources est essentiellement « romain ». Cette attitude « romaine » est présente jusque dans les aspects les plus humbles, les plus matériels, de la transmission de l’héritage antique. Les Romains adaptent, réécrivent, repensent les textes, en les transposant dans leurs références culturelles. Dans l’Antiquité, ils se sont plutôt inspirés de modèles grecs qu’ils ne les ont traduits. Dire que nous sommes romains, c’est tout le contraire d’une identification à un ancêtre prestigieux. C’est une dépossession, non une revendication. C’est reconnaître que l’on n’a au fond rien inventé, mais que l’on a su transmettre, sans l’interrompre, mais en s’y replaçant, un courant venu de plus haut. L’Europe est restée face à la conscience d’avoir emprunté, sans espoir de restitution, à une source qu’elle ne peut ni regagner ni surpasser. La culture européenne est de la sorte marquée par le sentiment nostalgique et humble d’avoir tout reçu d’une source, que l’on voit dans l’image récurrente selon laquelle une époque12 postérieure se perçoit comme une génération de nains qui ont besoin de se jucher sur les épaules des géants qui l’ont précédée.

Pour la religion qui a décisivement marqué l’Europe, le christianisme, l’Ancienne Alliance n’est pas un passé dont on s’éloigne, mais un fondement permanent. C’est cette relation à l’héritage comme don13 qui interdit à toute culture qui se réclame du christianisme, comme l’Europe, de se considérer elle-même comme sa propre source. Le refus du marcionisme est ainsi, peut-être, l’événement fondateur de l’histoire de l’Europe comme civilisation, en ce qu’il fournit la matrice du rapport européen au passé et ancre celui-ci au niveau le plus élevé. Il se peut que saint Irénée de Lyon, de par sa polémique contre le marcionisme et son affirmation de l’identité du Dieu de l’Ancien Testament avec celui du Nouveau, soit non seulement un des Pères de l’Eglise, mais aussi un des Pères de l’Europe. Dans le domaine religieux comme dans le domaine culturel, l’Europe a un même rapport à ce qui précède : on ne s’arrache pas au passé, on ne le rejette pas. Ce qui est magnifiquement et savoureusement illustré par les générations de moines copistes qui retranscriront fidèlement jusqu’aux pages de l’ « Ars amandi » d’Ovide sur la conjonction des orgasmes…

On peut écrire l’histoire de l’Europe comme celle d’une suite à peu près ininterrompue de renaissances : la renaissance franque, la renaissance carolingienne, la renaissance du douzième siècle, la série des renaissances italiennes, les réformes successives de l’Eglise, avec ses conciles, ses fondations et ses réveils – comme le mouvement franciscain, qui est une tentative de revire la vie que menaient les apôtres avec le Christ. Cette disponibilité et cette potentialité de la civilisation européenne aux renaissances, voire l’identité de cette civilisation avec ce mouvement de renaissances, sont peut-être aujourd’hui le seul espoir de voir continuer l’Europe : l’Europe ne survivra pas si elle ne renaît, si elle ne naît de nouveau.14 Gageons que ce sera, comme par le passé, par l’esprit et le feu… Cette propension à la renaissance vient de cette attitude « romaine » et chrétienne qui semble constituer une particularité de la civilisation européenne, et pour laquelle toute culture est seconde. Il en est ainsi au niveau de chacun de ceux qui en portent l’empreinte : même si elle est acquise dans la petite enfance, ce qui la fait paraître « toute naturelle », la culture est acquise, et jamais innée. Par ailleurs, au niveau collectif, toute culture est héritière de celle qui l’a précédée. La culture européenne est dans son entier un effort pour remonter vers un passé qui n’a jamais été proprement le sien, vers une source située temporellement avant même son existence – l’Antiquité gréco-latine. La culture européenne n’est rien d’autre que le cheminement indéfiniment à parcourir qui mène à une source étrangère. Pour l’Europe, la source est extérieure. C’est ce qui définit le rapport de l’Europe à ce qui lui est propre comme ouvert sur l’universel. La culture n’est pas une origine paisiblement possédée, mais une fin conquise de haute lutte. Il faut d’ailleurs revenir du sens dérivé du mot « culture » au sens originel, la « cultura animi » des Latins.

Il faut repenser la place du christianisme dans la culture européenne. On le considère comme relevant du contenu de la culture européenne. Il en constitue une partie, à côté d’autres éléments, comme, principalement, l’héritage antique, païen ou juif. Mais le christianisme, plus profondément encore, constitue aussi la forme même du rapport européen à l’héritage culturel. Le modèle chrétien de l’attitude envers le passé, tel qu’il se fonde au niveau religieux dans le rapport à l’Ancienne Alliance comme à l’événement christique, structure l’ensemble de ce rapport.15 Le christianisme est par rapport à la culture européenne moins son contenu que sa forme. Loin qu’on ait à choisir entre divers composants de celle-ci, dont parmi d’autres le christianisme, c’est sa présence qui permet aux autres de subsister. Ainsi, le catholicisme européen a fonctionné historiquement – ce que lui reprochent les protestants – comme conservatoire du paganisme dans la culture européenne. Une tentative pour ressusciter le paganisme en dehors du catholicisme prend vite des traits suspects, voire carrément démoniaques.16 Un effort en vue du christianisme de la part de tout Européen n’aurait donc rien de partisan. Car avec lui, c’est l’ensemble de la culture européenne qui se trouve défendu, préservé, continué, transmis – comme il l’a été dans les monastères et évêchés aux époques mouvementées qu’a connu l’histoire de la péninsule extrême-occidentale du continent asiatique. Maintenir et accentuer la présence chrétienne en Europe, ce n’est pas sauver le christianisme : c’est sauver l’Europe.

La distinction chrétienne Le christianisme distingue ce qu’il serait facile d’unir : le temporel et le spirituel, le religieux et le politique. Il refuse d’être, comme l’islam, « religion et régime politique » (« dîn-wa-dawla »). Ce refus a des aspects historiques – la foi chrétienne s’est imposée malgré, voire contre, l’empire romain -, mais il se situe avant tout au niveau des principes. Il provient d ’abord de l’héritage juif : le judaïsme s’était dégagé de la liaison primitive qui associait chaque peuple à son dieu respectif de telle sorte que l’attachement au dieu constituait un peuple comme entité politique17. L’attitude ambiguë vis-à-vis de la royauté visible dans les récits du choix de Saül par Samuel mettait en place un antagonisme durable entre le politique et le religieux18. L’exil mit fin à la royauté, et la destruction du Temple la liaison de la foi d’Israël avec un lieu matériel situé dans un Etat déterminé. De la sorte, le pôle politique de l’antagonisme disparut ; l’appartenance religieuse au peuple d’Israël cessa d’être l’appartenance politique à un Etat ; et la loi civile des Etats put de la sorte être reconnue comme légitime en son domaine propre, selon l’adage : « la loi du royaume a force de loi » (« dina de-malkouta dina »). Dans le christianisme c’est, dès l’origine, dans la prédication de Jésus que la distinction se fonde. Elle se formule dans les paroles du Christ sur la nécessité de rendre à César ce qui est à César19. Elle s’enracine plus profondément dans l’attitude d’ensemble de Jésus envers un messianisme de nature politique ou militaire : refuser de se laisser faire roi20, n’accepter comme couronne que la couronne d’épines. La nature purement religieuse de ce que le christianisme prétend apporte a pour conséquence un refus de lester du poids de l’Absolu les détails des règlements qui gouvernent les rapports humains. On le voit dans l’épisode dans lequel Jésus refuse de se faire l’arbitre d’un problème d’héritage21 : « Quelqu’un dans la foule lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Mais il lui dit : « Mon ami, qui m’a établi sur vous comme juge et chargé du partage ? » Et il leur dit : « Regardez bien et gardez-vous de toute cupidité, car même pour qui est dans l’abondance, sa vie ne dépend pas de ce dont il dispose. » »22 Les règlements humains ne sont pas chargés du poids de l’Absolu, mais laissés aux soins des hommes. L’Absolu ne portera que sur l’exigence morale, qui devra normer toutes les règles juridiques. C’est à cette attitude de principe que le christianisme n’a jamais cessé de faire appel. Il a dû le faire contre toutes les tentations d’absorber le politique dans le religieux ou le religieux dans le politique. Ces tentations sont souvent venues du dehors, lorsque le pouvoir politique a cherché à faire main basse sur le religieux. Mais elle peuvent aussi bien venir du dedans, lorsque des gens d’Eglise veulent utiliser une influence spirituelle en vue du pouvoir temporel.

La séparation du temporel et du spirituel, présente au niveau des principes et des origines historiques, s’est trouvée confortée, et l’Evangile pris au mot, par les circonstances historiques de la propagation du christianisme dans l’Empire romain : sa diffusion s’est opérée contre le pouvoir politique. Le passage au christianisme des autorités impériales fut la conséquence politique d’une diffusion qui ne l’était pas. La foi ne produit ses effets que là où elle reste foi, et non calcul. La civilisation de l’Europe chrétienne a été construite par des gens pour lesquels le but n’était nullement de construire une « civilisation de l’Europe chrétienne », mais de tirer au maximum les conséquences de leur foi au Christ. Nous la devons à des gens qui croyaient au Christ, pas à des gens qui croyaient au « christianisme ». Ces gens étaient des chrétiens, et non ce que l’on pourrait appeler des « christianistes ». Un bel exemple est fourni par le pape Grégoire le Grand, dont la réforme a jeté les bases du Moyen Âge européen. Il croyait la fin du monde toute proche. Et celle-ci, dans son esprit, devait de toute façon retirer à toute « civilisation chrétienne » l’espace où se déployer. Ce qu’il échafauda, et qui devait durer un bon millénaire, n’était pour lui qu’un ordre de marche tout provisoire, une façon de ranger une maison que l’on allait quitter, une mise en ordre comme mise en route, un viatique.

L’histoire de l’Europe s’est illustrée par la permanence du conflit entre papes et empereurs. Dans l’Occident latin, l’union sans conflit du temporel et du spirituel n’ jamais été une réalité historique. A Byzance, la situation était moins nette : l’idée d’une « symphonie » des pouvoirs temporel de l’empereur et spirituel du patriarche tendait beaucoup plus à confondre les deux – en général par l’ingérence impériale en matière religieuse à laquelle résista farouchement le clergé surtout monastique – que la théorie occidentale des « deux glaives ». Ainsi, le clergé orthodoxe russe a été brutalement soumis au tsar à partir de Pierre le Grand et du patriarche Nikon.23 En revanche, le pape a toujours constitué, en Occident, un obstacle aux ambitions des empereurs et des rois. Ce conflit est peut-être ce qui a permis à l’Europe de se maintenir dans la singularité qui en fait un phénomène historique unique. En effet, c’est l’indépendance du religieux visà- vis du politique qui a permis à l’Europe de s’ouvrir comme un fruit mûr et de transmettre à d’autres cultures son contenu religieux même une fois rompues les attaches politiques. La laïcité est aujourd’hui conçue comme l’indépendance du politique par rapport au religieux qui dans les fantasmes modernes chercherait sans cesse à écraser la Cité sous la botte de l’obscurantisme ; cette vision est radicalement contradictoire avec les origines même de la laïcité : la laïcité est le fruit de l’indépendance de l’Eglise par rapport au politique, elle est le fruit de la « libertas Ecclesiae », de la liberté de l’Eglise défendue par la papauté, et du cantonnement du politique à son domaine propre contre ses prétentions totalitaires et ses tentations idolâtriques : la laïcité est fille de l’universalité de l’Eglise, de sa catholicité, de son indépendance et de sa transcendance aux cultures particulières qu’elle a vocation à toutes évangéliser. La laïcité, la « saine laïcité »24, ne veut pas dire que l’ordre profane pourrait se déployer sans aucune référence à l’éthique. Il faut ici bien comprendre le « Rendez à César… ». « Ce qui est à César » n’est en un sens rien, puisque César tient lui-même son pouvoir de plus haut25. Dire que ce qui est à César doit lui revenir n’est donc pas délier celui-ci de toute obligation de se justifier devant une instance qui le transcende pour le laisser se déployer dans une logique purement machiavélienne. C’est même tout le contraire. César se voit reconnaître le droit de faire ce qu’il sait et peut faire. Mais le pouvoir spirituel, sans disposer de la moindre division blindée, se réserve un droit sur le pouvoir temporel. C’est lui rappeler le caractère absolu de l’exigence éthique, qui juge les fins et les moyens de ce pouvoir. L’éthique constitue le cadre de l’ordre profane.

La séparation des sphères temporelle et spirituelle s’explique en partie certes par la dualité des sources, grecque et juive, de la civilisation occidentale, mais ceci n’explique pas pourquoi il y a deux sources, en d’autres termes, pourquoi l’une n’a pas éliminé l’autre. Si l’empire plusieurs fois a tenté d’éliminer le christianisme, le christianisme n’a pas éprouvé le besoin de refaire à nouveaux frais ce qui était déjà bien fait dans le monde païen, comme le droit ou les institutions politiques, ou ce qui entrait dans sa sphère, comme les langues et les cultures. Il s’est superposé à ce qui existait déjà et s’est « contenté » de l’évangéliser. Le fait qu’il se soit greffé sur une civilisation déjà organisée selon ses lois propres, et que, en particulier, il n’ait pas eu à créer une nouvelle unité politique a fourni d’emblée un modèle de séparation – ou du moins de distinction – des domaines. La communauté ecclésiale ne se substituait pas à ce qui existait déjà : sa royauté dans le monde n’était cependant pas de ce monde. Et, dans le cours de l’histoire, elle n’a eu à assumer des tâches civiles que dans des cas de défaillance des autorités temporelles – ce qui lui était alors un devoir, dans l’ordre de la charité, que de défendre et assumer le bien commun. La défaillance actuelle de nombreux Etats en de nombreux domaines – éducation, santé, économie, écologie, natalité, assistance, etc. – met d’ailleurs l’Eglise – laïcat chrétien et clergé – face au devoir urgent de faire face à ces gabegies, de répondre à ces détresses et d’assumer ces tâches temporelles – ne serait-ce qu’en commençant aux niveaux paroissial et diocésain. La défaillance politique, voire sa démission, met les catholiques et l’Eglise tout entière face au devoir d’assumer le temporel, d’assumer la charge du bien commun.

La bonté de la chair

Le christianisme seul professe l’Incarnation. Un homme, qui a vécu à une époque de l’histoire et à un endroit du globe bien déterminés, à savoir Jésus de Nazareth, est Dieu. Les oppositions habituelles entre le divin et l’humain ne sont alors plus valables. Dieu est capable de descendre du ciel sur la terre, d’entrer dans le temps et d’y mener une vie temporelle, il peut connaître la souffrance et la mort. Les chrétiens vont même jusqu’à dire qu’il ne se révèle nulle part plus divin que dans cet abaissement. L’homme n’est pas surplombé par Dieu, il est subverti par lui : Dieu n’est pas au-dessus, mais en dessous. Révolution essentielle – il n’en est pas d’autre. Par les trois mystères de l’Incarnation, de la Rédemption et de la Résurrection, la Face de Dieu a été dévoilée, le Rideau du Temple s’est déchiré, le Ciel et la Terre s’embrassent : le Ciel lui-même est descendu sur la Terre.

L’émergence d’un domaine profane, et ses conséquences dans l’histoire européenne, y compris la possibilité de sociétés « laïques » - voire celle d’un athéisme radical – est rendue possible par l’idée d’incarnation. Celle-ci est la concentration du divin en une figure singulière. Tout ce que Dieu a à dire, tout le Verbe, y est donné. Les Pères grecs disent que « le Verbe s’est condensé » (« ho logos pakhunetai »). Saint Bernard dit que le Christ est le « Verbe abrégé » (« verbum abbreviatum »). Ce qui a pour conséquence une rupture avec la sacralité diffuse qui caractérise le monde ancien, païen. On parle volontiers de « sécularisation » et l’on entendant par là le passage de certaines réalités d’une sphère conçue comme sacrée au domaine profane. Mais cette idée n’explique rien. En effet, encore faut-il qu’il existe quelque chose comme un domaine profane, ce qui ne va nullement de soi. Or, la naissance d’un domaine profane, qui rend possible une sécularisation, n’est concevable que par rapport au divin : profane, « profanum », « pro fanum », signifie « devant le temple ». S’il en est ainsi, on peut se demander si l’attitude d’un « laïcisme » militant, désireux de fonder l’histoire humaine en dehors de toute référence à Dieu, est tenable à la longue. Ce laïcisme est engagé dans une dialectique menant de façon tendancielle à son autodestruction. Il n’est pas sûr que l’on puisse prétendre à la fois, d’une part séparer le domaine public du domaine privé, pour confiner dans ce dernier le religieux, et d’autre part nier la présence du divin en une figure singulière. Ne risque-t-on pas par là de favoriser la résurgence d’une présence diffuse de « sacré » impersonnel, avec son lot de violence, comme nous le savons depuis René Girard ? Il n’est pas sûr que l’on puisse prétendre à la fois séparer le politique du religieux et nier ce qui fonde cette distinction.

Ce qui est révélé, dans le christianisme, n’est pas un texte. Le christianisme n’est pas une religion du livre. Il est, certes, une religion qui a un livre, en l’occurrence « le » livre, à savoir la Bible. Celle-ci rassemble en une unité indissoluble l’Ancien Testament et le Nouveau. Ce dernier constitue une réinterprétation de l’expérience vétérotestamentaire à partir de l’événement du Christ. Mais l’objet révélé n’est en aucun cas le Nouveau Testament. Il n’est même pas le « message », les paroles de Jésus. C’est sa personne tout entière : une personnalité humaine, la liberté qui l’anime, l’action dans laquelle elle se déploie et dont la totalité forme une vie. Celle-ci se concentre dans l’événement pascal, qui se perpétue dans les sacrements de l’Eglise. La Bible est certes parole de Dieu, mais elle n’est pas « la » Parole de Dieu. Par suite, il n’y a pas de langue sacrée. Et il n’y a pas de culture sacrée. Ce qui est rendu sacré par l’incarnation n’est autre que l’humanité même. Le Christ se présente comme un mode singulier, unique, de vivre la vie humaine. La seule « langue » qu’il sacralise, c’est l’humanité de tout homme, à laquelle l’incarnation confère une dignité inouïe. La conséquence de ceci est une façon de comprendre la culture. Les langues ne sont pas rabotées et réduites à l’une d’elles, supposée normative. Elles sont ouvertes ensemble sur un Verbe qui n’est aucune d’entre elles. L’incarnation du Verbe le fait se traduire dans une infinité de cultures : les possibilités restent ouvertes de nouvelles cultures et de nouvelles traductions, jusqu’à la fin du monde. Historiquement parlant, la naissance de l’Europe est directement liée à cette possibilité : lorsque, après les grandes invasions, les peuples nouvellement arrivés ont demandé le baptême, il n’a pas été question de leur demander d’adopter une langue nouvelle, sauf pour la liturgie – et encore, saint Cyrille et Méthode composèrent pour les Slaves une liturgie en slavon, langue vernaculaire. Les langues des « barbares » ont été respectées, et jugées dignes d’accueillir l’Evangile. Cela ne s’est pas passé sans résistance de la part des tenants du latin, mais le conflit se termina par la légitimation officielle des langues vulgaires par des décisions prises au plus haut niveau. Elle se manifesta dans un effort constant de traduction des Saintes Ecritures en langues vernaculaires, surtout là où celles-ci étaient très éloignées du latin. La diversité des langues, et donc des cultures, qui fait l’Europe, provient de là. Cette politique linguistique s’est d’ailleurs poursuivie hors des frontières de l’Europe, lorsque les missionnaires qui en venaient s’attachèrent à rédiger grammaires et dictionnaires des langues dont ils voulaient évangéliser les locuteurs – offrant bien souvent par l’écrit et la systématisation scientifique à ces langues un statut et une dignité qu’elles n’avaient pas. De plus, il n’a jamais été longtemps ou sérieusement question pour les chrétiens de rejeter les littératures antiques ou préchrétiennes, qui véhiculaient pourtant des représentations païennes : le christianisme n’a jamais tant aboli qu’évangélisé les cultures, dans une logique de mûrissement de chacune et d’accomplissement de l’humanité.

Pour le christianisme, Dieu entre dans l’histoire. Il y entre, ce qui implique qu’il y est présent, Mais qu’il n’en provient pas. Il y a une histoire du salut, une économie du salut – ce qui ne va pas de soi, puisque l’islam, par exemple, ne connaît pas cette notion. L’histoire est lourde de divin, mas elle n’est pas le divin elle-même. L’histoire n’est pas sacralisée. Mais elle n’est pas non plus un lieu indifférent à ce qui se passe en elle. Elle est encore moins, en style gnostique, « un cauchemar dont je tente de m’éveiller ». L’histoire est assumée dans le divin sans se confondre avec lui. Pour le christianisme, la source de tout sens est, en dernière analyse, le Verbe, tel qu’il « était au commencement auprès de Dieu », et tel qu’il s’est « fait chair »27. Ce Verbe existe d’une part comme la raison et le sens qui précèdent tous les caprices du hasard ou de l’arbitraire humain. Mais il existe tout aussi décidément comme aboutissement ultime d’une histoire du salut qui se concentre progressivement sur l’élection d’Israël, puis sur l’un de ses fils. L’Eglise catholique est fidèle à cet enracinement dans l’Ancienne Alliance. Comme dans son rejet au deuxième siècle de l’hérésie de Marcion, elle refuse toute tentative de « larguer les amarres ». L’événement pascal se perpétue dans les sacrements de l’Eglise. De la sorte, l’histoire du christianisme n’est pas celle des interprétations données à un texte. Elle est celle des saints. En deux sens : elle est l’histoire des « sancta », des « choses saintes », des sacrements et de leur effet ; elle est aussi l’histoire des « sancti » et des « sanctae », des hommes et des femmes en lesquels culmine l’effort de l’Eglise pour s’assimiler au Christ. C’est pourquoi le christianisme fait passer l’histoire de Dieu par celle des hommes : il est fondé sur le témoignage d’hommes, les douze apôtres, et seulement en un second temps sur les textes du Nouveau Testament, qui en consignent le témoignage autorisé.

L’idée de création par un Dieu bon a pour conséquence une thèse sur la nature et la dignité du sensible : les réalités sensibles sont, en soi, bonnes. Elles sont dignes d’admiration et de respect. C’est leur dignité même qui impose le devoir d’en faire bon usage. La culture européenne porte la marque de cette bonté du sensible – contre la gnose et le manichéisme. Ce trait vient de l’Eglise qui affirma, par exemple contre le catharisme, la bonté fondamentale de la créature et du corps. Pour le christianisme, l’incarnation donne à l’humanité une dignité qui est celle même de Dieu. Elle précise en effet l’idée de création à l’image de Dieu affirmée dans la Genèse28 : ce qui, en l’homme, est image de Dieu n’est pas une de ses facultés – l’intelligence par exemple. L’image de Dieu en l’homme est son humanité, dans son intégralité. Ce qui, en l’homme, est assumé par la divinité va jusqu’à la dimension charnelle de la personne : l’incarnation va jusqu’au bout, jusqu’au plus bas, jusqu’au corps. Dieu a pris corps, et il s’adresse au corps. Le corps humain entre de la sorte dans un destin inouï, puisqu’il est appelé à ressusciter. Ce destin fait du corps l’objet d’un grand respect, le respect qui s’attache à ce à quoi Dieu s’est lié de façon irrévocable. Le fait baroque, comme art de la Réforme catholique29, peut être interprété comme une affirmation de la bonté intrinsèque d’un monde pourtant périssable et blessé. Le catholicisme prend au sérieux l’incarnation, la carnalité transfiguré dans le Verbe. La chair est indissolublement tissu historique dans la succession apostolique, espèces sacramentelles, corps vivant, réalité sensible . Si l’on veut chercher des illustrations littéraires récentes à cette attitude de respect de la chair et du sensible, on peut penser à Claudel ou à tout ce que dit Péguy sur le « charnel ».

La survie de l’Europe

La culture occidentale est donc, on connaît le poncif – un peu oublié de nos jours, cependant -, fille d’Athènes et de Jérusalem. Mais c’est à travers la transmission d’un héritage et l’actualisation de cet héritage, par une médiation et une rénovation de l’hellénisme et du judaïsme par le christianisme qu’a eu lieu cette filiation. C’est essentiellement l’extension du rapport du christianisme à l’Ancien Testament – nullement abrogé, mais accompli - qui a préservé et accentué en Europe l’attitude romaine d’ouverture fondamentale à un héritage extérieur. Dans le monde christianisé, être romain, c’est fondamentalement et inévitablement être chrétien – c’est-à-dire catholique. Le « romanisme » - ou plutôt la « romanite » comme disait André Suarès30 - des différentes révolutions et des divers empires des deux siècles passés, en France, en Italie ou en Allemagne en particulier, illustrent « a contrario » cela : une romanité non chrétienne n’est plus qu’une bouffonnerie sanglante, une volonté utopique et anachronique, régressive et folklorique jusqu’au grotesque même dans ses applications totalitaires, de ressusciter un paganisme mort et enterré – que l’on songe aux parades néo-païennes des révolutions française, fasciste, nazie…

L’Eglise, bien que ce terme ne fasse pas partie des quatre adjectifs qui la qualifie dogmatiquement – « une, sainte, catholique et apostolique » - reçoit la dénomination de « romaine ». Il est entendu par là que l’unité réside dans la communion des évêques autour du successeur de Pierre, l’évêque de Rome. Mais sa « romanité » est aussi ailleurs. La « romanité », comme art de la transmission, est un modèle de pratique culturelle qui n’a rien perdu de son actualité, voire de son urgence. Surtout au regard de ce qui pourrait empêcher l’Europe de rester ou de redevenir elle-même, ce qui menace l’européanité de l’Europe. Un monde dans lequel l’accès direct à Homère ou à Virgile serait le seul fait de spécialistes serait singulièrement appauvri. Il serait grave que l’Europe considère l’universel dont elle est porteuse comme une particularité locale ne valant que pour elle, et qui n’a pas à s’étendre à d’autres cultures. On entend parfois dire, par exemple, que la liberté, l’état de droit, la dignité humaine, le respect des femmes, le droit à l’intégrité corporelle, etc., ne seraient pas bons pour certains peuples, dont la tradition, censée mériter un respect infini, est au despotisme, au mensonge officiel, ou à la mutilation rituelle. Comme si la liberté et la vérité étaient des bizarreries locales , à mettre sur le même plan que le port du kilt ou la consommation d’escargots.

Il se pourrait que le christianisme puisse aider à donner à la construction européenne quelque chose d’inapparent : cette chose n’est rien moins que l’objet même de cette construction. Car sommes-nous bien sûrs que ce qui se construit est vraiment l’Europe ? Et non pas simplement une zone de libre-échange, ou un centre de force, qui ne se définirait que par sa position géographique, et par le nom qu’aurait reçu, de façon accidentelle, un « petit cap du contient asiatique »31 ?

L’Eglise catholique a toujours maintenu au niveau de ses affirmations le principe de la nécessité d’une séparation des pouvoirs. Son histoire concrète coïncide pour une large part avec celle des efforts déployés par la papauté contre les tentations de confiscation par le pouvoir temporel des moyens permettant de faire pression sur le spirituel. L’Europe doit rester, ou redevenir, le lieu de la distinction du temporel et du spirituel, bien plus, de la paix entre eux – chacun reconnaissant à l’autre sa légitimité dans son domaine propre. Elle doit rester, ou redevenir, le lieu où l’on reconnaît une liaison intime de l’homme avec Dieu, une alliance qui va jusqu’aux dimensions les plus charnelles de l’humanité, qui doivent être l’objet d’un respect sans faille. Si ces éléments devaient s’effacer totalement, on aurait peut-être construit quelque chose, éventuellement quelque chose de durable. Mais serait-ce encore l’Europe ? La tâche culturelle qui attend l’Europe d’aujourd’hui pourrait consister à redevenir romaine. Si l’Europe doit reprendre conscience d’elle-même, elle devra être consciente à la fois de sa valeur et de son indignité. De sa valeur par rapport à la barbarie interne et externe dont il lui faut se rendre maîtresse ; de son indignité par rapport à ce dont elle n’est que la messagère et la servante.

L’Europe se définit donc d’abord par une série de « divisions constitutives » qui en dessinent une « géographie spirituelle » : la coupure gréco-romaine avec l’Orient ; la coupure chrétienne avec l’Islam ; le coupure latine avec Byzance ; et enfin la coupure interne entre Europe catholique et Europe protestante. Mais ce qui constitue l’Europe est sa latinité – ou plutôt même, sa « romanité ». Cette identité romaine n’est pas tant un contenu culturel qu’une attitude consciente face à la culture se caractérisant par la réception, l’actualisation et la transmission d’un héritage venu d’ailleurs : des Grecs, puis des Juifs. Cette attitude se trouvera achevée dans la Rome chrétienne par la conception de l’événement messianique comme accomplissement permanent des promesses d’Israël. Être européen , c’est être romain, se savoir et se reconnaître héritier, débiteur insolvable d’une culture immense à conserver, faire fructifier et transmettre avec piété.32 Mais ce n’est pas la Rome païenne qui a fait l’Europe, la Rome impériale et antique, mais bien la Rome chrétienne, médiévale et catholique. L’Europe est romaine en tant qu’elle est chrétienne : l’Europe, c’est Rome baptisée. L’Europe est romaine et chrétienne, donc indirectement et médiatement grecque et juive – c’est-àdire catholique. L’Europe se constitue dans la catholicité, même si elle ne constitue pas la catholicité. Le christianisme est donc le fait intrinsèquement constitutif de l’Europe – même s’il ne se résume pas, loin de là, à cette dernière. L’Europe a été constituée au mal nommé « Moyen Âge »33 par la chrétienté latine – c’est-à-dire, catholique romaine. Car c’est par elle que tout l’héritage antique et biblique revendiqué comme celui de l’Europe a effectivement constitué cette dernière. En bousculant sur un terrain inattendu le si répandu « complexe antiromain » naguère décelé par Hans Urs von Balthazar, il faut repenser la constitution de l’identité européenne comment étant essentiellement chrétienne.

A l’opposé de l’attitude romaine, le comportement moderne est à mettre en parallèle avec l’hérésie marcionite, tentation gnostique contre laquelle luttèrent entre autres Tertullien et saint Irénée de Lyon et que l’on retrouvera dans le catharisme et dans certaines tendances du protestantisme libéral. Marcion proposait d’abandonner les écrits de l’Ancien Testament pour ne conserver que ceux du Nouveau Testament, d’ailleurs expurgé – bref, de faire « table rase » du « passé » juif pour ne garder que le « présent » chrétien, alors qu’au contraire l’événement christique est justement l’actualisation messianique de l’Ecriture : la Nouvelle Alliance s’enracine dans l’Ancienne. La modernité présente de forts traits marcioniens, notamment par rapport à l’histoire et par rapport à la nature. Ainsi, avec son idée d’un progrès qui permettrait de donner congé à un passé supposé obscur, la modernité reproduit l’attitude fondamentale du marcionisme comme rupture totale avec le passé, « tabula rasa ». D’autre part, la technologie moderne repose toujours davantage sur le postulat selon lequel il ne faut plus seulement parfaire le monde, mais le refaire ; c’est donc qu’il est mal fait. De la sorte, la modernité a repris une prémisse fondamentale du gnosticisme34 : le monde naturel est mauvais, ou en tout cas il n’est pas bon. La science moderne prétend ainsi corriger par la technique ce que la nature a d’imparfait – voire, comme dans les cauchemars démiurgiques que réalise la génétique, refaire la nature. Pour le christianisme, en revanche, s’il y a une légitimité de l’usage technique de la nature, la grâce ne supprime pas la nature mais l’élève sans décomposition ni destruction préalables. Le marcionisme est donc l’exact contraire de l’« attitude romaine » – et à cet égard la dimension marcionite de la modernité européenne a quelque chose de suicidaire pour l’Europe. Seul un retour à l’attitude romaine incarnée par le christianisme pourrait constituer et continuer l’Europe.

Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Gallimard, « Folio Essais », 1999