Il ne s’agit pas ici de faire œuvre d’historien car les faits sont trop proches, non plus que de témoignage car nous n’y étions pas, mais de tenter de mettre à jour certaines racines du bouleversement moral qu’a été 68.

Mai 68, en effet, et presque toutes les années 60 et 70 ensemble, a été une révolution des mœurs, une révolution du désir derrière ses apparences marxistes-léninistes, ou plus véritablement une tentative de révolution du désir.

La question du désir dans mai 68 se présente comme ce que l’on appelle en psychologie une injonction paradoxale, double bind en anglais : c’est-à-dire l’injonction à répondre en même temps à deux choses qui s’opposent. Mai 68 a été inconsciemment un essai d’individualisme collectif. L’appétit de jouissance comme fondement de la morale nouvelle instaurée par 68. S’inscrit dans la logique de consommation à outrance née des trente glorieuses. Mais en réalité, conjonction de deux désirs contradictoires : d’un côté, ce que l’on peut définir comme une résurgence de l’amour courtois – amour en aparté, amour en contre, amour qui s’échappe -, de l’autre consommation immédiate, perpétuelle, furieuse, dévoilée, comique, tragique parfois, amour qui dit la mort illico.

Finalement les deux désirs se conjoignent dans la mort qu’ils annoncent, qu’ils recherchent, qui est leur seul objet. Pulsion de mort. Ceux qui ont survécu sont les moins bons, les plus lâches : les autres sont morts, comme Pierre Goldman. Ça n’aurait dû finir que comme ça. Si d’autres forces ne s’y étaient pas opposées. Qui sont celles de la société traditionnelle.

En vérité, 68 n’a jamais tranché, ni permis de trancher entre les deux conceptions de la vie. La conception développée dans les années 60 a seulement infesté, comme un parasite, la conception traditionnelle qui est blessée mais pas encore tombée. Et si elle tombe, l’autre tombe avec elle comme un parasite meurt avec la bête qu’il habite.

On a supposé que du monde clos de la bourgeoisie, il en fallait finir. On a supposé que cette bourgeoisie étant politiquement et économiquement fondée sur des axiomes et des conventions, sur d’antiques traditions immotivées, il en allait de même pour sa morale, et l’on n’avait pas entièrement tort, d’ailleurs. En effet, la bourgeoisie avait intégré à cette époque les hautes recommandations du christianisme concernant les choses de l’amour, de l’éros, dans son corpus de savoir-vivre. Les efforts chrétiens de libération de la personne – statut de la femme, émancipation vis-à-vis des parents et de la famille en général, absence de contrainte dans le choix de l’époux, don permanent de soi, éducation des enfants conçue comme un service et non comme une domination, qui démontre en quoi la paternité/maternité est l’héritage d’une responsabilité (De la parentalité considérée comme le premier héritage), etc. – toute cette révolution silencieuse et lente accomplie par le christianisme en plusieurs siècles et au milieu des tribulations des temps, elle l’avait intégrée de manière à la vider de son sens et presque entièrement de son effectivité. Un peu comme l’on voit aujourd’hui des mères glisser des préservatifs dans la table de nuit de leur fille de 13 ans, au cas où celle-ci aurait envie de découvrir la vraie vie, changeant ainsi ce qui fut l’instrument d’une rébellion en une injonction à vivre la nouvelle normalité. On reconnaît d’ordinaire la bourgeoisie à sa capacité de changer immédiatement une nouveauté en une coutume et à y vivre aussi aisément que ses aïeux avaient vécu dans la coutume opposée. Sans se poser de question. Dans son impénitent conservatisme (mot dont on sait depuis de Gaulle combien il commence mal), elle avait fait à cette époque de la morale chrétienne ce qu’elle contenait seulement partiellement, un instrument de stabilisation sociale. Elle ‘lavait réduite à une de ses parties. Ce qu’était en effet le mariage, par exemple, et ce qu’il devait demeurer, mais cachant ce que le mariage religieux comme sacrement laissait en soi entrevoir, quelque chose de bien plus grand, le lieu de l’amour perpétuel que se vouent deux êtres, un amour charnel et spirituel auquel Dieu par l’Eglise accorde une destinée surnaturelle, c’est-à-dire le lieu d’un don gratuit, reçu par surcroît. Sacrement qui sera établi dogmatiquement assez tard comme l’on sait, à l’époque de la révolution médiévale du XIIème siècle. Pour Hugues de St Victor, qui enseignait tout près d’ici, il y a une gradualité de la sacramentalité : sacramentalité de la Genèse, célébration inaugurale du mariage ; sacramentalité mosaïque, don de la Loi qui permet à l'amour des conjoints de se structurer ; sacramentalité accomplie en Jésus, où le Christ sanctifie les noces. Hugues insiste sur le paradoxe du mariage. Celui-ci est à la fois l'institution la plus ancienne, fondée par Dieu à la Création elle-même, aussi vieille donc que le monde, et un sacrement portant la nouveauté du Christ et de son évangile.

La modernité se présente, on le sait, comme l’autonomisation de l’individu qui avec une science naturelle, économique et philosophique aux prétentions holistiques a entrepris une émancipation totale qui passe par la « mort de Dieu ». Et si vraiment Dieu existait ? « Il faudrait s’en débarrasser », répondait Bakounine, grand pourvoyeur de slogans de mai. 68, lieu de la permissivité ?

Voire. Ce qu’il faut surtout comprendre, à notre avis, c’est qu’à travers la modernité passe, incognito, clandestine, une tradition cachée, celle qui venait justement doubler intérieurement cette révolution médiévale, la tradition courtoise. L’habitude a réduit ce terme à un adjectif sympathique quand c’est une religion entière qu’il désigne à l’origine, une pensée ésotérique, avec ses prêtresses, ses rites, ses interdits. Nous ne parlons pas pour aujourd’hui de quelque chose de proprement ésotérique qui serait transmis sous le manteau, mais d’une tendance de l’occident à idolâtrer l’amour, et les relents, les reliefs de cette époque se sont retrouvés au jour en 68 dans la contestation du mariage considéré comme l’antithèse de l’amour. A révoquer les liens familiaux qu’induit l’amour charnel, on aboutit bien vite à l’anomie. Depuis « nos corps nous appartiennent », revendication originairement et forcément féminine, dans le sens où seul le corps féminin peut appartenir de facto, naturellement, à quelqu’un d’autre, c’est-à-dire à l’embryon, au fœtus, à l’enfant, on a déduit une anthropologie générale anti-humaine, c’est-à-dire qui va contre la vie. Car « nos corps nous appartiennent », ça veut dire aussi par extension pour les hommes : nous n’irons plus mourir, ni pour des idées, ni pour la terre charnelle, ni pour l’honneur ni dans une juste guerre. Fini les épis mûrs et les blés moissonnés. Pas tout à fait étonnant que cette révolution ait connu son acmé en France et en Allemagne, en pays occupé et en pays génocidaire. En pays où les guerres auront coûté le plus de vies ou le plus d’honneur au XXème siècle. 68 : la fin de l’héroïsme ? La fin de l’héroïsme quotidien que suppose l’amour et l’engendrement surtout. Où l’on s’est aperçu que la famille, protectrice, supposait un combat perpétuel de l’homme contre soi-même pour se perpétuer. D’une aspiration à la liberté, c’est-à-dire à mettre la conscience face à elle-même, que ce soit dans son drame athée ou dans sa souffrance espérante, on est passé à l’aspiration à une indépendance totale, c’est-à-dire non seulement à la négation du politique, mais à la négation de la nature aussi. Le corps de la femme, beaucoup plus que les autres, est le point de jonction du naturel et du spirituel, et de ces deux-ci avec le surnaturel. Si « tu enfanteras dans la douleur » après la chute, dit Dieu, c’est bien que c’est là, dans cet enfantement que passe la destinée féminine la plus haute, et c’est toi que « le serpent mordra au talon » et c’est toi qui « l’écraseras dans la poussière ». La place que l’on donne à la femme révèle toujours l’état d’une civilisation. Pour les catholiques, la destinée de Marie l’illustre impeccablement. Marie qui ne doit rien au mythe des vierges sacrées antiques, lesquelles n’étaient que le revers nécessaire à la débauche sacrée, dans une dialectique pur/impur. Marie, comme son Fils assume totalement la charnellité humaine, l’assumant au sens d’Assomption, corps parfaits et en tant que tels subissant la souffrance. Marie, par grâce insigne, n’a pas vécu la mort, pourtant elle en a subi les souffrances dans sa vie, comme un glaive lui perçant le cœur.

A l’inverse la tradition courtoise n’a de cesse de récuser la mort à l’œuvre par le temps et conjoint à nouveau la dialectique pur/impur en un seul mouvement. La volonté de perfection atteinte par ses propres moyens scinde le monde en deux comme chez les cathares, les purs, les saints d’un côté, et le revers impur à qui l’on ne tient pas compte de ses débauches. Ce n’est pas un hasard si les cathares avaient érigé l’avortement en idéal, pour se débarrasser de la chair. On en a les échos tardifs aujourd’hui. Témoin ce couple qui va en justice parce qu’on lui a refusé une IMG qu’il voulait faire pratiquer « par amour de son enfant handicapé ». Qui veut faire la bête fait des anges, pourrait-on retourner la phrase de Pascal. La chair n’est plus consommable que dans sa supposée perfection, ou bien elle est à détruire illico. Le SM manifeste aussi ce retour du refoulé qu’est la faiblesse intrinsèque et permanente de la chair. 68 ne peut advenir qu’à l’instant où la science s’empare de la médecine pour déclarer toute maladie curable et toute handicap soluble. « Soyez réalistes, demandez l’impossible » : c’est cela que veut dire ce slogan in fine. Quand l’impossible se présente, le réalisme apparaît : on se débarrasse du corps impossible. Où la mort devient le salut pour le faible. Ainsi l’amour ne doit s’exercer qu’entre gens sains. En retour, on voit des choses absurdes, comme la mode des « barbackers » il y a quelques années : de ces malades du SIDA qui se faisaient un devoir de contaminer le plus possible de gens sains, comme un sport, comme une preuve de leur vie dans la mort sociale.

D’où aussi le refus de vieillir, d’où le refus des enfants qui sont ce qui fait vieillir. Le mariage dans son indissolubilité devient une effronterie : les corps peuvent déchoir, les sentiments mollir. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de consommer que d’être consommé : ce qui donne sa valeur à la vie. Il faut devenir sur le marché une offre qui provoque la demande. La tromperie est le sel de la vie. Une vie droite est créditée d’ennui intrinsèque. Sous les slogans, l’absence d’imagination.

L’art comme représentation d’une douleur à quoi il faut donner un sens qu’elle n’a plus : l’art anthropophage, l’art scarificateur.

L’euthanasie, l’IMG et l’IVG, c’est-à-dire l’eugénisme, la « contraception » comme illusion de maîtrise d’un destin. L’homme est une bête qui ne veut pas souffrir inutilement. Simone Weil : « La patience est l’art d’éviter que la souffrance se change en crime ». Le SM et l’AC comme mise en scène de la souffrance, c’est-à-dire douleur contrôlable, de même que la « performance », l’exploit, les enfer artificiels.

On veut jouir sans entraves comme si personne n’y avait jamais pensé. Fruit de la perte de la mémoire consécutif à la 2de Guerre mondiale. Mémoire remise à la machine. A la structure.

Tous les vrais maos sont devenus lacaniens, c’est-à-dire entrés dans la pensée de celui qui condamnait le mieux 68 avec Paul VI.

Humanae vitae, le plus grand chant d’amour depuis le cantique. Horkheimer.

Il faut beaucoup connaître sans aimer avant de connaître ce que l’on veut aimer.

Lacan, encore : « L’amour fait condescendre la jouissance au désir ».

68 est une grande chance pour nous, pour le peuple de Dieu. On a fait voler en éclats les fausses raisons de ce monde, le laissant les os nus, et ces os, nous les sommes. Le dernier rempart des hommes libres est la foi chrétienne. Ce monde dans sa solitude ne tiendra pas longtemps. Il est déjà en train de s’auto-détruire. Quand je parle de chance, ce n’est pas pour me réjouir des œuvres de la destruction évidemment. Et il y a de nombreuses vies autour de nous saccagées par la pensée de ce monde, vies pour qui il faut prier et qu’il faut tenter de sauver par tous les moyens. Cependant, c’est une chance en ce qu’il n’y a plus rien, plus de faux semblant, entre nous et la « roue de feu ». Nous sommes contre ce qui brûle. Et si nous demeurons froids, nous nous consumerons sans reste et sans porter de fruit. Avant de redevenir cendre et poussière, il faut bien que l’énergie de notre consomption ait été employée. Il faut remplacer les mauvaises habitudes par de bonnes habitudes, comme dit l’Imitation de Jésus Christ. Nous ne sortirons pas de la destruction à l’œuvre dans ce monde avec la seule imprécation. Par quelle jouissance remplaçons-nous cette jouissance contemporaine ? Comment faisons-nous communiquer les ordres entre eux ? C’est la grande question de notre temps. Donner des voies d’accès. Se faire christs pour devenir cette voie. S’offrir et comme modèle et comme chemin.