Il parait que la rémunération des concierges est un problème insoluble, qu’au point de vue social leur cas est monstrueusement ambigu et que les propriétaires ont décidé d’en finir une bonne fois. Tant pis. Nous serons un peu plus seuls ici bas. Etrangers claquemurés dans leurs appartements, sans ambassadrice, sans messagère, sans médiatrice. Les querelles elles-mêmes ne seront plus fomentées dans l’amour désintéressé de la querelle en soi. Le courrier ne sera plus remis main à main, avec commentaires ; il sera déposé dehors dans une petite boite individuelle comme l’aumône au lépreux. Je ne sais pas du tout à quand remonte l’institution de la concierge. De très grandes villes de province n’en ont pas qui, néanmoins, passent pour hautement civilisées. J’ai même peur que la concierge n’ait son origine dans la triste invention des immeubles de rapport, et pourtant j’aime croire que Paris n’a jamais vécu sans concierge. Certaines périodes de son histoire sont inexplicables sans l’action des loges, un grand nombre de séditions et d’événements troubles demeurent inconcevable sans l’intervention du facteur pipelet. Même à notre époque de radio intensive où chaque locataire reçoit synchroniquement sa dose de dialectique et d’information, il suffit d’une concierge de bonne race pour réussir en une tournée de paliers, l’extrapolation surréaliste d’un journal parlé et la transformation d’un bulletin d’actualité en verset d’apocalypse ou ballade picaresque. Par son génie de l’interprétation spontanée, par son merveilleux mécanisme de transposition, elle introduit dans le dogmatisme et l’arbitraire des vérités officielles, un souffle de liberté qui aide beaucoup l’immeuble à prendre conscience de son âme collective. Dans cet art du ragot et du commentaire porte-à-porte, il faut voir une espèce de tradition ésotérique héritée des premières loges lacustres et qui n’est plus compatible avec une formation moderne et rationnelle de l’opinion publique.

Jacques Perret. Bâtons dans les roues. Gallimard, 1953