Il y a huit cent ans, saint François faisait approuver la règle de sa petite communauté par le pape Innocent III, donnant ainsi naissance à l’ordre franciscain. Retour sur une vie bien remplie – parce que toute donnée a Dieu et au prochain.

Lorsqu’il nait en l’an de grâce 1182, à l’ombre du mont Subiaso, rien ne prédestine le célèbre Assisiate à la vie d’effrayant ascétisme qu’il s’infligera. Le futur amant de la pauvreté est un riche. Son père, Pierre di Bernardone, appartient à une opulente lignée de marchands drapiers, les Moriconi de Lucques. Quant à sa mère, Donna Pica, tout ce qu’on sait, c’est qu’elle vient de Provence. D’où peut-être le prénom inattendu du petit « François », pourtant baptisé Jean ? Comment Giovanni s’est-il changé en Francesco ? Quoi qu’il en soit, François doit sans doute le nom sous lequel il s’est immortalise a l’amour de notre pays, pays des chevaliers et des trouvères, qu’il se choisira plus tard comme champ d’apostolat, a cause de l’honneur qu’on y rendait a la Sainte Eucharistie.

Jeunesse dorée

Dans sa prime jeunesse, ce n’est pas la dévotion qui l’inspire, mais la poésie. Ame sensible et ardente, le jeune homme se prend d’enthousiasme pour les chansons de geste et les romans de chevalerie importés d’au-delà des monts, les poèmes courtois que les troubadours de Languedoc et de Provence viennent chanter en Italie. Lui aussi veut imiter ces champions de la « gaie science » et, avec la passion qu’il met en toutes choses, ne rêve plus que de les surpasser. C’est ainsi qu’il devient le prince de la jeunesse d’Assise, dépensant dans une folle prodigalité la fortune de son père en festins et cortèges. Mais de jongleur, François veut devenir chevalier : le virelai ne suffit plus, il faut la chanson de geste. L’époque n’est avare ni en guerres ni en aventures riches d’héroïsme – occasions d’éprouver son courage et de rafler la gloire. A la mort de l’empereur Henri VI, un schisme éclate en Allemagne, deux candidats rivaux sont élus et couronnés : le gibelin Philippe de Souabe, et le guelfe Othon de Brunswick. Au même moment, le Sacré Collège élit un pape de trente-sept ans, destiné à faire triompher les droits de l’Eglise : Innocent III. La république d’Assise et la cité de Pérouse profitent des troubles pour régler leurs vieux contentieux : au Ponte San Giovanni sur le Tibre, les milices assisiates sont écrasées sous le choc pérousin, et ceux qui en sortent vivants sont faits prisonniers. François est de ceux-là. Il est libéré l’automne suivant. Déçu de ses débuts d’apprenti-chevalier, il passe de longues semaines dans une sorte d’abattement physique et moral, sans n’avoir plus gout à rien. C’est alors qu’il a l’occasion de repartir en armes rejoindre en Pouilles le chef victorieux des armées pontificales, Gauthier de Brienne. Parti dans un enthousiasme délirant, François doit cependant s’arrêter, malade, des Spolète, puis s’aliter. Dans sa chambre, une voix lui parle : « Qui peut te faire le plus grand bien : le maitre ou le serviteur ? – Le maitre, répond François. – Pourquoi donc laisses-tu le maitre pour le serviteur ? » Comme Saul en route vers Damas, François comprend maintenant quel est celui qui l’arrête en pleine course : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? – Retourne dans ta patrie : la, on te dira ce que tu as à faire. »

Conversion radicale

Des lors, François s’engage dans une voie de conversion radicale, de pénitence et de prière, fuyant tout ce qu’il a aimé : « François, lui dit Dieu, tout ce que tu as aimé et désiré posséder selon la chair, il te faut maintenant l’avoir en haine et en mépris, si tu veux connaître ma volonté. » Des lors, François soigne les lépreux, prie et pleure dans la solitude d’une grotte. Un jour, François, en prière devant le grand crucifix peint de la petite église de Saint-Damien, demande : « Seigneur, je te supplie de m’éclairer et de dissiper les ténèbres de mon âme. » Le Christ lui répond : « Va, François, répare ma maison qui croule. » François l’applique au pied de la lettre : il court a la boutique paternelle, charge des étoffes sur un cheval, file au marché de Foligno, y vend l’étoffe et la monture et offre l’argent au vieux prêtre de Saint-Damien pour les frais de réparation. Le prêtre refuse l’argent mais le prend à son service. Entretemps, mis au courant de ces frasques d’un genre nouveau, son père se met dans une violente colère, et entreprend de capturer son fils indigne, qui se refugie un mois dans une caverne. Il finit par revenir a Assise, accueilli par des huées et des cailloux, jeté dans un cachot par son père. Libéré peu après par sa mère, il retourne à Saint-Damien. Exaspéré par ce fils insoumis, Pierre porte plainte devant les consuls. François se déclare au service de Dieu, et l’affaire finit devant le tribunal de l’évêque. Sommé de restituer l’argent dérobé, François jette tous ses vêtements aux pieds de son père et proclame : « Ecoutez-moi tous et comprenez ! Jusqu’ici, j’ai appelé Pierre Bernardone mon père. Mais maintenant je puis dire : Notre Père qui êtes aux cieux. » Et l’évêque, en signe d’adoption, le couvre de son manteau.

François revêt l’habit d’ermite et regagne Saint-Damien qu’il entreprend de restaurer de ses mains, quêtant matériaux et nourriture sous les railleries des citadins. Puis il retape l’église Saint-Pierre, puis Sainte-Marie-des-Anges, surnomme la Portioncule a cause de sa taille exigüe. Séduit par la solitude du lieu, il en fait son domicile. Et c’est la que, le 24 février 1209, il entend l’appel qui parachève sa conversion : a l’autel tout neuf, le vieux prêtre célèbre et l’ermite sert la messe. L’Evangile du jour le frappe en plein cœur : « Allez donc et prêchez, en disant : le Royaume des Cieux est proche ! N’ayez dans vos ceintures ni or, ni argent, ni monnaie, pas de besace pour la route, ni deux tuniques, ni sandales, ni bâton : car l’ouvrier mérite son entretien. » François est transporté d’enthousiasme et s’écrie : « Voila ce que je veux ! » Dehors, il jette ses souliers et son bâton, remplace s ceinture par une corde et son manteau par un capuchon de laine a la façon paysanne. D’ermite, François devient apôtre du Christ.

Naissance d’un ordre

A partir de ce jour, les habitants d’Assise entendent François non plus réclamer des pierres, mais prêcher la pénitence et la paix. Bientôt, un autre riche marchand, Bernard de Quintavalle, vend tous ses biens, en distribue le prix aux pauvres et rejoint le prêcheur. La même semaine, le juriste Pierre de Catane et le paysan Egide font de même. François commence avec eux des tournées de prédication deux à deux, et bientôt d’autres postulants arrivent à Sainte-Marie-des-Anges, comme le chevalier Ange Tancrède. La petite communauté partage son temps entre vie collective et contemplative dans le bois de la Portioncule et mission d’évangélisation en Italie. Soutenue par l’évêque d’Assise, la fraternité veut obtenir l’approbation pontificale. Des l’automne, François et ses compagnons vont a Rome rencontrer Innocent III, qui les reçoit avec sympathie mais fait de graves réserves et les renvoie sans prendre de decision. La nuit suivante, le pape a un songe : Saint-Jean-de-Latran, cathédrale de Rome, est sur le point de s’écrouler lorsqu’un petit homme d’allure chétive survient, s’arc-boute et redresse l’édifice : c’est François d’Assise ! Des le lendemain, Innocent III approuve la règle, les pénitents d’Assise sont tonsurés : les voila devenus un ordre religieux. C’est alors qu’affluent les nouveaux frères, parmi les plus célèbres : Léon, Rufin, Junipère, Sylvestre, Massée… L’aventure franciscaine prend des allures d’épopée ou de roman courtois : en 1212, Claire Offreduccio, cousine des frères Sylvestre et Rufin, promise a un riche parti, s’enfuit du palais familial avec sa cousine Pacifica de Guelfuccio et vient retrouver les Frères mineurs a la Portioncule : François leur coupe les cheveux et les revêt de la bure, elles prononcent les trois vœux de religion et prêtent serment d’obéissance a François, qui les met a l’abri au monastère des Bénédictines de Saint-Paul. Les Offreduccio doivent arrêter leurs recherches devant la grille du couvent ou Claire leur montra sa tete rasée, signe de son engagement irrévocable. Bientôt, la jeune Agnès, sœur de Claire, âgée de quinze ans et déjà fiancée, renouvelle l’exploit malgré une violente opposition familiale. Avec ces trois premières Pauvres Dames, François fonde le second ordre, qui ne cessera comme le premier de croitre à travers toute l’Europe. Le troisième ordre, celui des laïcs, vit le jour en 1221 : ce Tiers-Ordre, ou ordre de la Pénitence, changea la face de l’Italie et connut les plus éminentes recrues dans tout l’Occident.

Triomphe de la pauvreté

La vie de saint François se mêle désormais inextricablement a celle de son ordre, qui comptera de son vivant des milliers de frères, dans une vie mystique intense non dénuée de moments épiques : le Chapitre des Nattes, la prédication au Sultan d’Egypte, les Stigmates reçus au Mont Alverne…, et aussi d’un charme bucolique qui traverse toute la discipline ascétique : le loup de Gubbio, le Carême sur l’ile déserte du lac Trasimène… A son passage, les foules accourent en criant : « Voici le saint ! » François meurt a la Portioncule le 3 octobre 1226, couché nu sur la terre nue, et expire en chantant les psaumes : apôtre de la joie et de la prière, François meurt en chatant son Seigneur. Son ami le cardinal Hugolin, protecteur de l’Ordre, devient l’an suivant le pape Grégoire IX qui le canonise le 16 juillet 1228 en l’église Saint-Georges d’Assise. Le vieux pontife, devant la foule du peuple, des prélats et des rois, proclama les larmes aux yeux que le petit pauvre d’Assise est inscrit au nombre des saints. Toute la fécondité spirituelle de saint François, à travers les siècles et les continents, tient à l’application stricte de la parole évangélique : « Cherchez avant tout le Royaume de Dieu et sa justice, tout le reste vous sera donné de surcroit. »