Si tout avait mal commencé il y a cinq siècles à Gênes, ville native de Christophe Colomb, tout devait alors s'y achever. Voilà quel était notre état d'esprit, fin juillet, lorsque nous avons pris la route pour la vieille et glorieuse cité italienne. Là devait se tenir le sommet annuel des huit pays les plus industrialisés (G8). Le mouvement contestataire apparu à Seattle trois ans plus tôt allait y battre le pavé. S'il fallait garder une image de ce que nous avons vécu en ces jours de colère, des journées comme l'Europe occidentale n'en avait pas connu depuis plusieurs décennies, nous viendrait alors à l'esprit cette vision d'apocalypse : le 20 juillet au matin, sous les premiers roulements de tambours d'un ahurissant orchestre aux allures post-industrielles, les barres de fer et les pierres des casseurs ont soudain fait éclater la vitrine d'une banque. Celle-ci a été incendiée en quelques secondes, ordinateurs fracassés et paperasse brûlée dans une ambiance nouvelle. Pour la première fois pendant ces journées, l'occurrence de la marchandise a été immédiatement abolie.

Mardi 17 juillet. Arrivés à Gênes en fin de soirée, nous disposions, pour une somme modique, de chambres propres dans une ruelle débouchant, une quinzaine de mètres plus bas, directement sur les grilles de la zone rouge. Celle-ci devait se refermer sur elle-même à sept heures le lendemain matin : nous partîmes à pied pour une exploration.

Dans la zone rouge

La zone rouge occupait l'essentiel de la vieille ville portuaire, couvrant tout le périmètre des ruelles médiévales conduisant du Vieux Port au palais ducal, où se tenaient les réunions du G8, et avançait sur des centaines de mètres, le long d'une large avenue (la rue XX Settembre), qui menait directement au palais. L'État italien et ses alliés avaient créé au cœur de la métropole ligure, pour les besoins de leur réunion, une véritable cité interdite, retranchée derrière des grilles métalliques de quatre mètres cinquante de hauteur, scellées dans les murs des habitations et dans le bitume au sol, chacune percée d'une porte cadenassée avec en son milieu une meurtrière à hauteur d'épaule. Les habitants du centre historique, munis de passes plastifiés, étaient soumis à des contrôles systématiques. Dans la nuit du 17 au 18 juillet, la zone interdite fut donc progressivement vidée de tous ses élé-ments non autorisés. Des groupes de carabiniers, policiers, gardes des finances et parachutistes armés de fusils d'assaut, postés à chaque coin de rue, nous dévisagaient avec hostilité, tandis que des ouvriers apportaient les dernières corrections à l'hygiène visuelle de la zone, repeignant les rampes d'autostrades surélevées et installant des bancs neufs au bord de l'eau. Le reste de la ville était tout aussi mort et quadrillé par les forces de l'ordre, comme pour un couvre-feu. Gênes, la nuit, semblait, au gré de la dérive, un gigantesque labyrinthe, insensé, où une architecture délirante paraissait allier dans l'obscurité la langueur méditerranéenne aux brumes septentrionales. Mi-ivres, mi-endormis, nous passions sans nous en rendre compte de l'autre côté de la réalité.

Mercredi 18 juillet La zone rouge était vidée de ses habitants et verrouillée. Les commerces environnants avaient baissé leurs rideaux. Place Bianchi, un policier en civil arborant une étoile métallique sur la poitrine filmait les personnes qui longeaient les grilles. Nous nous rendîmes d'abord sur le front de mer, au siège du Genoa Social Forum (GSF), contre-sommet rassemblant les diverses oppositions constituées face au G8. Les ••• ••• préparatifs festifs de ces gentils organisateurs nous laissèrent de marbre. Le centre des médias indépendants (Indymedia Center — IMC) installé rue Battisti en face de l'école Diaz, était plus animé. Confé-rences de presse et préparatifs pour la manifestation du lendemain occupaient les personnes présentes. L'IMC distribuait des badges de journalistes à qui voulait, mettant en pratique son leitmotiv totalitaire : «Don't Hate The Media, Be The Media !» Une affichette dans l'entrée prévenait que pour des motifs sécuritaires, le centre était vidéo surveillé 24 h/24. Des anarcho-syndicalistes français nous apprirent l'entartage de José Bové lorsque nous arrivâmes aux jardins Govi, où se déroulaient les interventions du GSF sur des thèmes tels que : «Quels mécanismes pour une démocratie globale ? ; Les alternatives à la mondialisation ; Nous voulons être des citoyens du monde». Des auditeurs suivaient les débats, munis d'écouteurs pour la traduction simultanée. Les stands diffusaient tracts, brochures, revues, épinglettes, tricots et autocollants de la plupart des tendances présentes à ce contre sommet. Après une escapade à Santa Margherita Ligure, petite station balnéaire où nous dînâmes ce soir-là, nous découvrîmes le stade Carlini, illuminé par des projecteurs et déserté par ses habitants ; des dizaines de milliers de personnes étaient hébergées là pour la durée du G8. Ils étaient ce soir place Martin Luther King, où Manu Chao faisait la promotion de son dernier album.

Jeudi 19 juillet. Pendant la nuit, des autocollants Wall of shame (Mur de la honte) avaient été posés sur les grilles de la zone rouge. Une manifestation pour les droits et la libre circulation des immigrés débuta vers 17 heures, place Sarzano. Une fanfare animait la foule. Le cortège fort de dizaines de milliers de personnes s'ébranla vers l'Est, segmenté en anneaux de chenille. Les organisations, avec leurs drapeaux, leurs tenues vestimentaires et leurs slogans succèdaient les unes aux autres. Des anarchistes en petit nombre, vêtus de noir, le visage caché par un foulard et brandissant des drapeaux rouges et noirs, marquèrent leur hostilité à l'égard des journalistes et de la police qu'ils narguèrent en pointant dans sa direction leurs majeurs dressés et scandant «Fuck the police !». Cours Aurelio Saffi, alors que les hélicoptères de la police survolaient les manifestants de trop près, on tambourina et l’on grimpa sur des conteneurs métalliques en forme de gigantesque barrière fermant la vue sur la foire internationale de Gênes, camp retranché des forces de l'ordre, où stationnait un nombre impressionnant de véhicules policiers et militaires. Quelques joyeux manifestants, pour certains coiffés de perruques roses et vêtus de robes argentées, dansèrent tout contre les boucliers de la police au rythme de l’accordéon d’un clown juché sur un monocycle. Des carabiniers en poste sur leurs camions grillagés pointaient leurs lance-grenades lacrymogènes droit sur la foule des manifestants, à quelques mètres.

Parade festive

Le calme de cette manifestation était dicté par la présence d'immigrés clandestins, mais nous apprîmes que les actions de «désobéissance civile» prévues pour le lendemain se dérouleraient dans une toute autre atmosphère. Tout au long de ces journées, nous fûmes frappés par la profusion d'appareils photographiques et de caméras : un manifestant sur cinq était occupé à ses obsessions visuelles, ce qui faciliterait plus tard le travail des spoters (policiers physionomistes). L'image copulait avec l'image, la foule des manifes- tants s'entre-filmant. Le cortège passa ensuite devant la préfecture : en première ligne, casqué, l'écharpe tricolore en bandoulière, se tenait à l'avant de ses troupes compactes, le préfet en personne. Le service d'ordre du GSF forma un cordon pour empêcher tout contact avec la police et des avocats, en tricot jaune canari, se tinrent prêts à s’interposer. Puis la manifestation, au parcours long et épuisant, fut déviée du trajet initialement prévu et se dirigea vers l'est de la ville, traversant un long tunnel sous la colline d'Albaro, pour se disperser plus loin, à quelques dizaines de mètres du campement anarchiste. La pluie et la nuit tombèrent. Nous partîmes dîner dans un bar chinois de la zone portuaire. En repassant au stade Carlini nous récupérâmes un plan détaillé des différentes actions de désobéissance civile du lendemain : lieux, heures des rendez-vous et groupes d’affinités.

Vendredi 20 juillet 2001. Réveillés à l'aube par le bruit infernal des hélicoptères, nous rejoignîmes le campement anarchiste, où se préparait une action de désobéissance civile. Aidés par un groupe de Français, nous nous préparâmes au combat : fabrication de protections d'avant-bras avec de la mousse de tapis de sol et des tubes d'isolation découpés et fixés avec du ruban adhésif, cotons imbibés de vinaigre contre les gaz lacrymogènes. D'autres s'équipaient aussi de foulards, lunettes, masques, casques, cagoules... Des barres de fer étaient distribuées et nous descellâmes les galets pavant les allées du camping, dans le grand calme qui précède la tempête. Vers 11 heures, le dit «Bloc noir» s'ébranla en silence en direction du centre-ville. Rue Albaro, une fusée de détresse mit tout le monde à l'unisson de la guerre. Le cortège était précédé d'une unique banderole, noire, portant l'inscription «Smash» (Casse) avec le A cerclé de l'anarchisme. Cours Torino, nous rejoignîmes d'autres radicaux, les syndicats autonomes italiens et allemands. Un seul slogan : «No justice, no peace, fight the police !» Un groupe de filles et de garçons vêtus de noir, de masques à gaz, de coudières, de genouillères et de casques aux formes reptiliennes, jouaient de tambours et de grands drapeaux noirs aux motifs d'organes humains. L’orchestre battait le rythme, dans un style martial et apocalyptique.

Anéantir le néant

Une première vitrine de banque éclata sous les jets de pierres et les coups de barres de fer. En quelques secondes, les ordinateurs furent projetés au sol et les dossiers incendiés. Cette scène se reproduisit des dizaines de fois au cours de la journée. Et les premiers affrontements éclatèrent avec les carabiniers. Pavés contre lacrymogènes. Au cours des siècles, les équipements de la police n'ont cessé de se perfectionner, tandis que les révoltés ne s'arment que de leur foi. Sous la pression policière, les casseurs se replièrent progressivement en dressant des barricades de poubelles métalliques, de conteneurs de récupération du verre, et de voitures, renversés et enflammés. Les lignes compactes de policiers, harnachés comme des gladiateurs futuristes, carapaçonnés de kevlar et plexiglas, étaient harcelées par des pierres, bouteilles et autres objets trouvés et jetés, sous les épais nuages blancs des gaz lacrymogènes. Au milieu des combats, nous aidâmes un casseur à rentrer un vespa dans une entrée d'immeuble, afin de ne pas l'endommager : «E peccato !» (C'est péché !) nous dit-il. Nous fûmes scindés en deux groupes sous les assauts des carabiniers. Les combats étaient ponctués par les détonations incessantes des lance-grenades lacrymogènes. Sous le vacarme des hélicoptères, la police avancait comme une légion d'insectes tueurs. Notre recul méthodique se poursuivit jusqu'à la rue Tolemaide, le long de la voie ferrée, par des barricades dressées systématiquement derrière nous avec des voitures enflammées, pour ralentir l'avancée des forces de l’ordre et leur harcèlement non moins systématique. Tous les objets disponibles étaient transformés en armes pour la guérilla urbaine : pavés et pierres descellées, barres de fer, panneaux de signalisation, réservoirs siphonnés pour improviser des cocktails Molotov... Les espaces et objets de la domination marchande étaient détruits : banques, sex-shop, agences de voyage, compagnies d'assurance, stations-service, voi- tures de luxe... Sur les murs naissait la poésie directe : Kill TV parasite conspiracy ; Class war : Kill a cop for Jesus ; Vivre le feu ; You make plans, we make history ou encore Peace, love and petrol bombs.

Inter Zone

Les groupes séparés de casseurs se rejoignirent cours Sardegna et, tenant en respect les forces de police par ailleurs occupées à contenir les autres manœuvres de désobéissance civile commencées en de nombreux points de la ville, occupèrent une large zone pendant un long moment du début d'après-midi : cours Sardegna, place Giusti, place Manzoni, rue Canevari... Après l'attaque place Manzoni d'une supérette Di per Di eu lieu un grand pique-nique qui dura longtemps : bouteilles, fromages, paquets de chips, volaient joyeusement dans les airs, des conteneurs métalliques étaient utilisés comme tables, sur lesquels nous battions la mesure avec des pavés pour accompagner l'orchestre noir et ses tambours du chaos qui tournait, drapeaux virevoltants, autour de nous. La supérette portait désormais l'inscription : Shop lifting yeah ! Hate work ! Saoule de fatigue, de gaz, d'émotion et d'alcool, la troupe connut un temps de flottement, qui amena certaines dissensions sur la marche à suivre. L'essentiel du cortège se dirigea vers le Nord par le cours Canevari, le long du fleuve Bisagno, détruisant sur son passage les vitrines et enflammant les poubelles. Il y avait là une véritable cons-cience de casse, les casseurs ••• ••• s'acharnant à détruire, laissant sur leur passage des messages tels que : Smash this false dreamland ! ; Squat the world ! ou encore Eat the rich ! Un territoire était libéré de l'occupation marchande, les rapports entre les personnes échappaient alors au mode de dévoilement spectaculaire. Tandis que la majorité des casseurs remontait les très raides escaliers Montaldo, nous nous attaquâmes avec quelques-uns aux carabiniers arrivés par fourgons sur la place Marassi, avec l'intention de nous disperser. Nous nous protégeâmes des tirs tendus de roquettes lacrymogènes à ailettes, avec des conteneurs à verre renversés et roulés devant nous. Pendant que sous notre assaut les carabiniers prenaient la fuite, assaillis de projectiles, des casseurs se jetèrent sur le centre de détention voisin pour l'incendier. Nous remontâmes à notre tour les escaliers et joignîmes, place Manin, un groupe de manifestants non-violents qui distribuait son matériel informationnel et se trémoussait aux sons d'un orchestre latino. La foule fut traversée par un frisson d'inquiétude, tandis que nous nous asseyâmes pour nous désaltérer. Un monde nous séparait de ces manifestants pacifistes : deux auras métaphysiques inconciliables. Des haies de manifestants du réseau Lilliput, les mains levées vers le ciel, paumes et joues peintes en blanc, empêchaient quiconque de s'aventurer dans la rue Assarotti, au bas de laquelle commençait la zone rouge. Il y avait là des hippies, des jeunes, des vieux, des enfants... Un fort détachement de carabiniers arriva par le Nord de la place, préfet en tête, et chargea les manifestants, par des tirs de grenades lacrymogènes, puis fonça sur la foule, qui ne s'y attendait pas du tout. Avec quelques autres, nous nous dressâmes contre leurs lignes, en jetant des pierres pour tenter de les arrêter. Mais devant leur avancée brutale et rapide, il fallut reculer : nous prîmes une ruelle sur la droite, cours Armellini, tandis que les carabiniers chargeaient droit dans les rangs des pacifistes à genoux et mains levées qu'ils matraquèrent sans le moindre ménagement. Poursuivis et environnés de gaz, nous couvrîmes notre retraite en dressant rapidement des obstacles et en jetant des pavés. Cours Solferino, nous nous préparâmes à l’affrontement en dressant une importante barricade et des tas de lourds pavés. Mais la police s’était repliée.

À l’assaut de la zone rouge

Sur la gauche, des escaliers menaient à la rue Palestro, donnant sur les grilles de la zone rouge, à une centaine de mètres. Nous nous y engouffrâmes. Une poubelle remplie de livres fut renversée : quelques casseurs s’arrêtèrent pour en prendre quelques-uns. En chemin, nous trouvâmes dans un chantier fermé au public toutes choses utiles : barres à mines, chaînes d'acier, bidon en métal... À la tête de cette fraction avancée, nous profitâmes de la pente pour tenter de précipiter vers les lignes de carabiniers adossées à la grille de la zone rouge, en contrebas, une demi-douzaine de lourdes pou-belles métalliques à roulettes dont certaines enflammées. Mais soudain, des pacifistes arrivèrent en courant et s'interposèrent entre les carabiniers et nous, s'agenouillant face à nous, les mains peintes en l'air. Nous renonçâmes à lancer nos engins sur ces pacifistes qui avaient enrôlé parmi eux des enfants. Ils nous empêchèrent de la sorte de mener l'assaut contre la zone rouge, et permirent aux carabiniers de reprendre l'initiative. Un tir nourri de gaz lacrymogènes, et l'arrivée de renfort remontant par la rue Goito, parallèle, nous firent reculer, sous peine d'être pris en tenaille. Avec un petit groupe, nous remontâmes les escaliers et adoptâmes une tenue plus pacifiste pour revenir sur nos pas jusqu'au cours Sardegna. De l'autre côté du tunnel nous séparant du cours Torino avaient lieu de violents combats : à travers l'épais rideau de fumées noirâtres et blanches des feux et gaz lacrymogènes, nous discernâmes un fourgon de carabiniers en flammes. Nous remontâmes la rue Giacometti et la rue Casoni pour traverser le pont au-dessus de la voie ferrée qui aboutissait à la jonction de la rue Tolemaide et du cours Gastaldi. Une foule forte de plusieurs milliers de personnes venues du stade Carlini refluait lentement devant l'avancée des carabiniers épaulés dans leur action par deux gros camions armés de canons à eau.

Le long de la voie ferrée

Cette action de désobéissance civile avait pour but de libérer Gênes de l'infâme zone rouge. Composé surtout de jeunes gens liés aux centres sociaux italiens, le cortège avançait en direction de la police. Les corps étaient souvent protégés par des armures confectionnées avec les moyens du bord (mousse, plastique et ruban adhésif), et les visages casqués ou masqués. «Nous, nous ne sommes pas les black blocks, à casser des voitures. Nous, nous sommes des marxistes libertaires. Nous sommes non-violents, mais pas pacifistes. Nous n'utilisons que des ustensiles défensifs pour forcer les barrages, pas d'instruments offensifs. Mais c'est foutu pour aujourd'hui, on n'y arrivera jamais...», nous déclara un membre des tute bianche. Une importante tortue formée de boucliers de plastique, ainsi qu'un mur mobile de panneaux de plastique, les protégaient contre les tirs tendus de roquettes lacrymogènes. Des directives étaient données par mégaphone à partir d'un camion, d'où étaient distribuées des bouteilles d'eau. À l’avant, des manifestants gantés se précipitaient sur les cartouches de gaz fulminantes pour les jeter en contrebas sur la voie ferrée, tandis que des unités de secours rincaient les yeux et les visages des gazés avec de l'eau, du citron ou du sérum physiologique. Les forces de l'ordre avaient le vent contre elles. La convergence, en tête de la manifestation, de casseurs et de manifestants, issus des centres sociaux, tous décidés à en découdre, inversa le mouvement de recul. À la structure défensive des jeunes révolutionnaires du stade Carlini s'ajouta l'intrépide offensive des casseurs. À l’avant, nous menâmes parmi une à deux centaines de manifestants résolus une charge à coups de pierres et de pavés contre les rangs et les canons à eau des carabiniers. Notre avancée était suivie par le reste des manifestants. Face à la violence de notre assaut, favorisé par la pente, et sous une pluie de projectiles, la police perdit en quelques minutes le terrain lentement conquis. Par bonds successifs, nous la talonnâmes, poussant devant nous des poubelles métalliques en guise de protection. Tous les trente à quarante mètres nous retrouvions les pavés tirés plus haut. La police recula de plusieurs centaines de mètres jusqu'au bas de la rue Tolemaide. ••• ••• À une quinzaine de mètres, nous vimes les chauffeurs de deux fourgons ouvrir leurs portières et pointer leurs pistolets : ils tirèrent sous nos yeux deux coups en l'air puis deux coups droit vers la foule. Un commandant des carabiniers surgit alors et cogna avec sa matraque sur le capot des véhicules, pour faire cesser les tirs. Ces coups de feu, masqués au gros de la foule par les fumées des gaz et perdus dans les détonations des lance-grenades lacrymogènes, nous firent reculer. C’était le début de la contre-offensive policière.

Mourir à Gênes

Remontant en vitesse la rue Tolemaide devant les camions lancés pleins gaz, nous vîmes dans une ruelle perpendiculaire sur notre droite, rue Caffa, une quarantaine de carabiniers occupant une barricade dressée plus tôt. Notre charge fut immédiate et si violente que les carabiniers tournèrent les talons et s'enfuirent, poursuivis. Ils traversèrent la place Gaëtano Alimonda pour reformer plus loin leurs lignes, dépassant deux automobiles tous terrains grillagées qui n'eurent pas le temps de manœuvrer et sur lesquels nous nous ruâmes, avec des planches, tubes métalliques, panneaux de signalisation, extincteurs et pierres, tandis que nous maintenions à distance les fuyards par des jets de pavés. Un véhicule réussit à prendre la fuite tandis que l'autre, bloqué par une poubelle, tentait maladroitement de se dégager. L'un de nous, situé à l'angle arrière droit du 4X4, vit un poing armé d'un pistolet sortir et tirer par deux fois : son voisin s'écroula. Un autre carabinier, en position avancée, tenta avec quelques autres de s'approcher du véhicule et dégaina vers nous. Le conducteur en profita pour dégager la voiture et déguerpir. Un manifestant se pencha au-dessus du jeune homme étendu et cria : «E morte !», levant les bras au ciel. Nous nous repliâmes vers le reste du cortège en voyant clairement le gisant cagoulé. D'un impact entre l'œil gauche et le nez, le sang giclait d'un jet dru inondant le bitume. Les carabiniers reprirent alors possession de la place et entourèrent le corps, tandis qu'en reculant nous hurlions : «Assassini !» Par les ruelles donnant sur la rue Tolemaide nous vîmes un blindé type VAB remonter l'avenue à toute vitesse. Talonnés par les carabiniers et risquant d'être pris en tenaille, nous rejoignîmes précipitamment le gros de la manifestation qui avait déjà reflué jusqu'au cours Gastaldi. De brefs assauts furent alors menés pour protéger des personnes en tête de cortège, qui se faisaient happer et tabasser par les carabiniers. Nous apprîmes au reste des manifestants l’assassinat qui venait d'avoir lieu. La foule cessa alors de scander «Libera Genova!» et reprit le cri de : «Assassini !». Face à la vitesse du blindé et des camions lancés plein gaz sur eux, les manifestants refluèrent en courant, pourchassés par des carabiniers qui matraquaient à tour de bras la tête du cortège. Du camion des organisateurs partit l'ordre de dissolution de la manifestation. Le cortège s'éloigna le long du cours Europa jusqu'au stade Carlini.

Samedi 21 juillet. Le matin, la mort de Carlo Giuliani faisait la une des journaux. Vers 14 heures, sur le front de mer, un cortège gigantesque, fort d'environ trois cent mille personnes, s'étendait à perte de vue. Les hélicoptères de la police étaient insultés par toute la foule aux majeurs dressés. Les différentes organisations se succédaient en rangs serrés, souvent isolées les unes des autres par un service d'ordre improvisé. Les manifestants portaient un brassard de deuil, taillé dans des sacs-poubelles noirs.

Sous les gaz

Voyant des volutes de fumée s'élever vers la tête du cortège, nous nous précipitâmes dans cette direction. Les affrontements avaient éclaté cours Marconi, au niveau de la place Kennedy. Une masse compacte de policiers harnachés et de camions bloquait l'avenue et bombardait la tête du cortège de grenades et de roquettes lacrymogènes. Quelques centaines de jeunes gens courageux traversaient le nuage de lacrymogène pour caillasser les policiers, dressant des barricades avec des éléments de mobilier urbain et des voitures enflammées. D’autres faisaient parvenir des pierres entassées sur un plateau métallique (un panneau de signalisation) vers la première ligne. D’autres encore brisaient les vitrines des banques et des agences de voyage et y mettaient le feu. Une épaisse fumée noire se mêla bientôt au nuage blanc des gaz asphyxiants. L'air devint rapidement irrespirable. La tête de la manifestation s'engagea dans la rue Rimessa perpendiculaire, tandis que le reste du cortège restait bloqué à cause des tirs de lacrymogènes. La police remontait le cours Marconi, repoussant la plus grosse partie de la manifestation, scindée en deux. Nous nous engageâmes sur le cours Torino. Dans une rue perpendiculaire, nous vîmes un mur de conteneurs de bateaux amenés durant la nuit pour renforcer la défense du centre-ville. Certains manifestants italiens qui s'étaient approchés pour affronter la police se firent attraper par des policiers en civil. Assaillis et poursuivis brutalement par la police qui prenait possession de la rue Rimessa et du cours Torino, c’est-à-dire du trajet légal de la manifestation, nous refluâmes en catastrophe en dressant comme la veille, des barricades pour ralentir l'assaut. Au même moment, des heurts éclatèrent tout le long du cours Torino entre les pacifistes et les manifestants décidés à se défendre des violences policières. La police fonçait sur la foule, avec ses fourgons et un VAB (véhicule avant blindé), roulant sur le corps de quelques manifestants.

Scissions

Devant la progression et la mainmise rapide de la police sur les carrefours et les rues, nous remontâmes sur la place Tommaseo. Là, alors que nous descellions des pavés pour nous défendre et ralentir la marche implacable de la police, nous fûmes très violemment pris à partie par des pacifistes italiens qui nous traitèrent de fascistes et nous molestèrent, manquant nous lyncher. Nous décidâmes alors de rejoindre le gros de la manifestation resté bloqué sur le front de mer, en contournant par une longue marche à travers la colline les forces de police. À l'angle de la rue Merani et de la rue Saluzzo où nous étions engagés, nous vîmes à travers la vitre d’une entrée d’immeuble, à quelques mètres de nous à peine, une horde immobile d'hommes casqués en uniformes gris, armés de matraques et de boucliers, les visages couverts de foulards blancs. Levant les yeux sur la façade, nous découvrîmes que le bâtiment était plein à craquer, ••• ••• jusqu'à son sommet, de ces hommes en embuscade. Aussitôt, nous rebroussâmes chemin pour ne pas nous jeter dans la gueule du loup. Remontant la colline Albaro par une voie détournée, nous atteignîmes par des ruelles serpentines, survolés de près par un hélicoptère, le reste de la manifestation sur le front de mer. Le temps de s'asseoir fumer quelques cigarettes, nous sentîmes un vent de panique parcourir la foule énorme : la police arrivait par le cours Italia, repoussant brutalement la manifestation tout le long de son trajet légal. Bientôt les cohortes sombres et casquées apparurent, précédées des rouleaux de gaz tirés en feu roulant, plein tube. Nous battîmes en retraite rue Sauro et rue Pirandello ; quittant la masse effrayée, nous traversâmes le campement anarchiste, vide, propre et calme.

Matraquage

Cherchant comme toujours à rallier un groupe affrontant les forces coalisées du G8, nous intégrâmes une fin de cortège repoussé vers l'Est par la police qui prenait possession du quartier Albaro. À l’arrière, se tenait un groupe de plusieurs dizaines de casseurs dressant des barricades pour ralentir l'arrivée de la police. Nous nous joignîmes à leur action, descendant la rue Monte Zovetto en direction du cours Gastaldi. Alors que nous nous engageâmes dans l'étroite rue Corridoni, fermant le cortège, surgirent plein gaz au milieu de nous deux fourgons, d'où bondit une meute de policier casqués matraquant toute personne sans uniforme. Alors que nous étions dispersés par cet assaut d'une brutalité inouïe, seuls la présence d'esprit et le sang froid de certains casseurs armés de cocktail Molotov et de barres de fer protégea la fuite rocambolesque d'un petit nombre, à travers les jardins privés, les cours d'immeubles, et les ruelles.

L’échappée

Certains d'entre nous, devant la charge, durent sauter par-dessus les pointes d'une herse espagnole, pour faire un numéro d'équilibriste sur un muret environné de fosses de trois ou quatre mètres de fond avant de se frayer un chemin parmi les grillages séparant les jardins privés, fumer une cigarette dans le calme des verdures, cachés des hélicoptères par les arbres, puis atterrir dans un hospice religieux dont les sœurs leur ouvrirent le portail pour leur permettre de sortir. D'autres, acculés au fond d'une impasse, durent escalader un mur pour sauter ainsi de jardins en jardins, jusqu'à atteindre en contrebas des appartements où les habitants, paniqués par l'irruption du négatif

dans leur quotidien, leur fermèrent la porte au nez. Ce qui les obligea à sauter dans une cour d'immeuble, bombardés de bouteilles par les locataires avant de déboucher sur le cours Gastaldi où tout semblait calme et où ils eurent l'impression d'avoir sauvé leur peau.

La victoire de la police

La longue avenue longeant la voie ferrée, la rue Tolemaide, était presque vide, des fourgons de la Guardia di Financia et de la police patrouillaient sans que personne

n'entrave leur va-et-vient ; une partie du cortège avait reflué en direction du stade Carlini, tandis que d'épais nuages de fumée indiquaient des combats près de la gare de Brignole et le long du fleuve Bisagno. Les forces policières voulaient nous éloigner de la zone rouge : c'est dans cette direction que nous devions aller. Nous traversâmes donc la voie ferrée, et empruntâmes les rues Casoni et Giacometti pour rejoindre le début du cours Sardegna, à l'entrée du tunnel donnant sur le cours Torino : une grosse barricade faite de voitures, matériel de bureau, photoco-

pieur trouvés dans la petite station-service adjacente bloqua la police de l'autre côté du tunnel. La police chargea par la rue Casoni, occupant ainsi la place Martinez. Ceux qui tenaient la barricade à l'entrée du tunnel durent commencer à se replier afin de ne pas être pris en tenaille ; ils remontèrent à quelques-uns le long du fleuve Bisagno, laissant derrière eux des barricades de poubelles métalliques et conteneurs en plastique de récupération de verre, mais peu nombreux, ne purent tenir ces lignes face à l'avancée policière, composée d'hommes à pied, de fourgons, et de deux gros camions à eau. C'était malgré tout une avancée assez molle, parce que les combats étaient terminés, faute de combattants. Il ne restait en effet que quelques jeunes Italiens souvent torse nu, et une grappe de Français, qui considéraient que la journée n'était pas finie.

Post festum

Plus haut le long du fleuve Bisagno, les militants des organisations politiques, venus en autocar pour la journée, se massaient vers la place Marassi, se rafraîchissant et rangeant leur pique-nique, prêts à remonter dans les autocars qui commencaient à quitter la ville. Un militant de Rifondazione Commu-nista refusa de nous donner l'un de ses deux foulards avec le sigle de son parti, nous expliquant que c'était le sien. Nous dûmes en voler un à une jeune fille communiste, mais la manifestation était à présent dispersée, finie ; les masses militantes semblaient satisfaites de leur journée. Nous regagnâmes le cours Torino, et passant devant le Marché Général aux Fruits & Légumes, nous vîmes un grand nombre de fourgons bleus. Les policiers entraient dans ces grandes halles couvertes, d'où personne ne sortait : il semble que s'opérait là une gigantesque rafle, comme si des manifestants s'y étaient réfugiés dans l'espoir d'échapper à la police. De l'autre côté de la voie ferrée, cours Torino, la police alignait ses fourgons ; quelques journalistes accrédités par le G8 purent enfin photographier et filmer les rues pacifiées, sans prendre de risque ; ils nous racontèrent qu'une jeune Espagnole de dix-sept ans tabassée hier par la police — qu’on disait dans le coma — était aujourd'hui morte. Les fourgons de la police quittèrent l'endroit, et quelques personnes acclamèrent les vainqueurs. L'ordre régnait. Une sorte de soulagement traversa les cœurs tendres, une liesse timide se répandit comme une onde doucereuse chez certaines personnes, comme au retour d'une orgie, après avoir découché, le rictus mauvais de celui qui s'est encanaillé. Nous fîmes du stop en scooter jusqu'au front de mer. Le rez-de-chaussée calciné de l'immeuble du cours Marconi, incendié en milieu d'après-midi, faisait la vedette, assailli par les photographes et les cameramen. À 19h30, nous nous retrouvâmes tous rue Zara, à la voiture, intacte au milieu de véhicules attaqués. Nous partîmes vers l'Est de la ville pour nous baigner, entrant par effraction sur le port privé du Yachting-Club de Gênes. La mer était douce, purifiante et revigorante.

Dimanche 22 Juillet 2001

Après un petit-déjeuner d'adieu à notre café préféré et à sa serveuse aux seins lourds et dardés, nous gratifiant de baisers au vent, nous partîmes à l'IMC — centre des médias indépendants — nous renseigner sur une éventuelle manifestation pour la libération des prisonniers. Nous y apprîmes par des journalistes aux mines défaites qu'entre minuit et deux heures du matin, s’était déroulée une très violente descente de police. Plusieurs centaines de policiers avaient tabassé au sang les manifestants et les journalistes qui dormaient à l'école Diaz, avant de saisir disques durs et disquettes informatiques, pellicules photographiques, appareils vidéo. Des dizaines de personnes avaient été arrêtées ou hospitalisées. Dans la salle de presse du rez-de-chaussée, des journalistes aux mines abattues attendaient la conférence de presse du GSF après le raid terrible de la nuit. Aucune manifestation ni action en faveur des détenus ne semblant organisée, nous décidâmes quitter Gênes dévastée. Ce que nous fîmes immédiatement.

Immediatement, juillet 2001