Juillet 2001, à Toulon, Luc Richard, Falk van Gaver et Jean-Paul Duarte, de la revue Immédiatement, s’apprêtent à partir avec Valeilles de Montmirail pour Gênes mais pas seulement pour y faire un reportage. « On y est allé pour se battre, avoue sans détour Falk van Gaver. Après des années passées à écrire que la colère est une profession, à citer Blanqui et à vouloir faire feu sur le quartier général, on avait là l’occasion de mettre tout ça en pratique.» Avant leur départ pour l’Italie ils éditent un tract intitulé « Exploration de la zone rouge » où apparaît le logo Immédiatement.

On peut y lire que « Lors du sommet européen de Göteborg, la police suédoise a ouvert le feu sur les manifestants. Tout porte à croire qu’il s’agissait là d’un test. Essai concluant pour les propriétaires de la société : les réactions allèrent du silence complice jusqu’à la condamnation des manifestants par des associations dites antimondialisation.

Après ce succès, nous pouvons dès aujourd’hui considérer l’utilisation des armes lourdes, comme l’un des moyens envisagés par la domination pour écraser dans le sang, sa contestation mondiale. (…) La reprise mondiale des luttes de classes, apparue dès 1999 à Seattle, menace donc le pouvoir aux abois. Face à cette nouvelle génération du négatif, déterminée à détruire l’ordre existant, tous les moyens dont dispose la gestion spectaculaire du pouvoir sont mis en œuvre. Les révolutionnaires trouveront donc face à eux la répression policière brutale.» Le tract se termine par cette assertion sans ambiguïté : « Tous ceux qui sont décidés à saccager ce monde sont, immédiatement, nos camarades.»

Arrivés à Gênes le 17 juillet, ils affluent, comme plusieurs milliers de militants « antimondialisation », vers la ville italienne pour participer à un contre-sommet au programme duquel sont prévues conférences et manifestations. La présence de « Blacks blocs » (minorités violentes appartenant à des mouvements anarchistes) au sein des cortèges ainsi que le déploiement particulièrement massif des unités de police italiennes contribuent dès l’ouverture du sommet à la crispation des rapports de force. Les manifestations tournent à l’émeute. Le 20 juillet, au cours d’un affrontement, des « carabiniers » isolés à l’intérieur de leur véhicule font feu et abattent le jeune militant Carlo Giuliani. Les trois rédacteurs d’Immédiatement suivent de très près les débordements puisqu’ils descendent aux côtés des « Blacks blocs » pour battre le pavé trois jours durant et participer aux combats. Une preuve, par ailleurs terrible, de leur implication au cœur des évènements, est la présence de Luc Richard à moins de deux mètres de Carlo Giuliani lorsque celui-ci est abattu par la police. Les photographies publiées dans Paris-Match et La Repubblica, où le directeur d’Immédiatement apparaît de trois-quarts dos, sont suffisamment probantes. De retour en France, les trois rédacteurs s’attellent à l’écriture. Le long reportage que les trois rédacteurs coécrivent, intitulé « Véridique rapport sur les raisons de l’échec de la prise de Gênes », qui s’insère dans le dossier « Opération chaos », est le récit chronologique et détaillé de ces journées d’affrontements. « Vendredi 20 juillet 2001. Réveillés dès l’aube par le bruit infernal des hélicoptères, nous rejoignîmes le campement anarchiste, où se préparait une opération de désobéissance civile. Aidés par un groupe de Français, nous nous préparâmes au combat. (….) Nous fûmes scindés en deux groupes sous les assauts des carabiniers. Les combats étaient ponctués par les détonations incessantes des lance-grenades lacrymogènes. (…) Notre recul méthodique se poursuivit jusqu’à la rue Tolemaide, le long de la voie ferrée, par des barricades dressées systématiquement derrière nous avec des voitures enflammées, pour ralentir l’avancée des forces de l’ordre…»

Avant ces dix pages consacrées aux évènements de Gênes, le 19e numéro s’ouvre sur l’éditorial intitulé « Tous casseurs ! ». « Plus que jamais, vivre est absurde. (…) L’heure est au sabotage. La malveillance est une arme à la portée de tous. (…) Nous récusons tous les rôles auxquels l’organisation sociale existante nous assigne, et nous récusons son langage. Assumons, immédiatement, l’absence de tout drapeau. 1» L’éditorial assène également : « Dans le même temps, la publicité, la pornographie, le culte de la santé et de l’éternelle jeunesse façonnent le corps glorieux et technicisé de la marchandise vivante. (…) Ces corps infiniment exposés sont ceux dont la littérature de marché, vomie par la vilaine « rentrée littéraire », vante la transparence.»

Ce numéro intitulé « Opération chaos » paraît en outre trois semaines après les attentats du 11 septembre sur lesquels reviennent Paul-Marie Coûteaux, Luc Richard et Baptiste Roux qui signent respectivement les articles « Non, nous ne sommes pas américains », « Tout empire périra » et « Paysage légal, paysage réel ». « Les conflits qui vont apparaître et se multiplier dans les années à venir n’auront rien à voir avec ce que nous avons pu connaître au 20e Siècle. Ils seront le fait d’une multitude dépassant les vieux schémas des oppositions Est-Ouest, Nord-Sud ou États-Unis-Europe. Ils apparaîtront aussi bien au cœur du monde occidental, aux États-Unis et en Europe, comme cela s’est produit lors des émeutes de Gênes, que sous forme de groupes terroristes fondamentalistes ou de nations dissidentes. Il n’y aura plus de règle du jeu, seulement des lignes mouvantes. Pour le Parti du Bien, la menace sera partout et elle sera d’autant plus difficile à cerner qu’elle adoptera de multiples visages. Le seul référent commun de ces ennemis insaisissables sera la négation du monde présent, qui a érigé son mode de vie consumériste et festif comme modèle indépassable et universel. Le fait que, après avoir déploré les milliers de victimes des attentats, le monde entier ait le souffle suspendu au baromètre de la consommation des ménages américains, en dit long sur l’ultime horizon de nos sociétés. (…) Le mirage doré du nouvel ordre mondial, festif, positif et pacifié, commence peut-être à se dissiper. A nous d’appréhender le monde qui se dessine sous nos yeux », écrit Luc Richard.

A partir de ce n° 19, Immédiatement va entamer la dernière phase de son histoire. Un stade ultime marqué par la prégnance de visions à caractère apocalyptique et nihiliste, d’un propos implicite sur la fin des temps, d’une fascination pour la Force et la violence qu’illustre par exemple l’épisode génois, d’une attirance pour des formes de radicalité intellectuelle comme le montre l’entretien réalisé avec Alain Soral (« Atteindre la Jérusalem céleste » n° 22), et d’un retour à des préoccupations d’ordre religieux. A la période gaulliste, « nationale-républicaine » suivie de l’engouement pour les horizons lointains succède désormais une phase mystique menée sur un ton relativement agressif.

« Dans les ruines… » tonne l’éditorial du 20e numéro qui se consacre à une « Enquête sur l’Empire ». « Combien de temps encore ? Depuis des millénaires il joue avec l’idée de se répandre et d’une totalité tombée du ciel comme un bidon d’huile noire renversé sur nos cartes. (…) L’Empire est là qui nous gouverne : l’Empire à mort sur les affiches, dans les banques et dans les galeries marchandes, l’Empire partout. L’Empire relié par sa très truquée trinité : l’argent et la technique et le mensonge par omission. (…) Il est l’heure à ta montre, Frère ! Prends tes cartouches et tes jambes à ton cou. Il est encore le temps. Toi, sniper à plein temps pour viser à la tête les détenteurs des codes. Toi l’embusqué, le traître, frappe de plein fouet tes meneurs aux dents pleines de chiffres. Rafale de ta caverne, emboucane et surplombe, évince l’Empire de tout et ses écrans vitreux ! Crache ! Bave ! Combats au quotidien et cherche le vrai Père ! Toi l’iconoclaste grandiose, tu fuiras l’œil dorénavant et toi aussi tu poseras ta bombe-calice, tu détruiras tes tours iniques et transparentes, de celles qui laissent passer la lumière halogène et vénale.» Cette 20e livraison, qui publie un texte de Philippe Muray intitulé « Chers Djihadistes… » extrait du futur ouvrage d’entretiens menés avec Élisabeth Lévy, Festivus festivus, symbolise un basculement. La revue, qui était jusqu’ici dans une perspective de rassemblement, se met à insister davantage sur ce qui sépare.

Le 21 avril 2002 laisse place au second tour à Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Au lendemain de la réélection du Président sortant, Immédiatement publie son 21e numéro. Dans cette livraison intitulée « En cas d’urgence briser la vitre », Falk van Gaver et Jacques de Guillebon, qui dirigent la revue en l’absence de Luc Richard, analysent dans « Politique du Salut » et « La matière noire », articles à caractère philosophique et religieux, la fin de la politique et sa possible renaissance. Le 22e numéro, consacré à « La France contre les bobos », explore une France qui ne s’aime pas et qui a porté le candidat du Front national au second tour de l’élection présidentielle. « Car le bobo s’invente du peuple, se veut peuple, se rêve le peuple : cet authentique en toc, propre et popu, qui est au peuple ce qu’Amélie Poulain est au vrai Paris. Le bobo veut des atmosphères populaires, mais il méprise le gras peuple qui sue et qui pue, le prolo qui vote parfois FN. Le bobo adooore l’étranger et les produits « ethniques », mais il flippe devant l’Arabe qui traîne au coin de la rue » , écrit Falk van Gaver.

« Quand les caves se rebiffent » écrit Guillaume Jaulin, « Les jeunes sont des cons » poursuit Jacques de Guillebon. Puis Christian Authier revient dans « Le fascisme ne repassera pas » sur cette quinzaine de l’entre-deux-tours pour en faire ressortir une dimension tragi-comique. Les rédacteurs d’Immédiatement rendent aux élites la haine que celles-ci leur semblent manifester à l’égard du peuple. Une hostilité non feinte qui se déploie également dans le dernier numéro de la revue, intitulé « Populisme ou barbarie », charge acerbe sur la « révolte des élites contre le peuple » ainsi que l’écrivait Christopher Lasch. A cela s’ajoute l’inlassable entreprise de ridiculisation de « festivus-festivus » que poursuivent toujours Philippe Muray et Élisabeth Lévy.

En février 2003, les abonnés reçoivent le 23e numéro d’Immédiatement, consacré au Christ. Prévu pour être l’ultime livraison de la revue, ce numéro intitulé « Et soudain…le Christ », se présente sous un format rectangulaire, rétréci par rapport à la précédente maquette. C’est sur la question de l’âme, de la foi et de la transcendance que semble s’achever l’histoire d’Immédiatement. Une question qui ne lui a jamais été étrangère mais qui a toujours été abordée de manière très discrète. Les derniers feux de la revue éclairent davantage cette dimension chrétienne (notamment avec les articles de Fabrice Hadjadj, Balthazar Alessandri et Rémi Soulié). En décembre 2003, soit dix mois après la précédente parution, le 24e numéro, intitulé « Populisme ou barbarie », met fin en une livraison de plus de cent pages à cette aventure esthétique, politique et humaine. En 2005, le livre collectif Vivre et penser comme des chrétiens publié en coédition par Immédiatement et A Contrario et dirigé par Jacques de Guillebon est le manifeste de cette conversion intellectuelle, suivi du recueil Oser agir chrétien dirigé par Gwen Garnier-Duguy (La Nef, 2008) et qui prêche la rébellion chrétienne.

(D’après Nicolas Coulaud, Le Sens du combat : une histoire de la revue politique et littéraire Immédiatement (1996-2003), Mémoire de maitrise, Institut d’Études Politiques de Toulouse, 2010)