« Un cœur auquel suffisent espace et temps

Ne fait pas droit à la démesure de sa nature. »

Ce que nous cherchons tous, c’est le paradis. Non pas le bonheur, non pas le bonheur simplement, mais au fond, quelque chose de plus, de bien plus grand, de bien plus absolu, d’absolument absolu, une plénitude de lumière et de joie qui nous transporte au-delà de nous-mêmes et en même temps nous rend à nous-mêmes et du même mouvement nous comble et nous anéantit. Nous ne voulons rien de moins. Notre cœur a la démesure pour loi, pour seule raison, et sa démesure est sans fin. Nous voulons tout – l’amour, la joie, la paix et la lumière – et tout infiniment. Notre cœur brûle du désir le plus absolu qui soit, le plus démesuré qui soit, et dont le ciel en son immensité donne à peine un reflet : le désir brûlant, impérieux, dévorant, catégorique du paradis, la soif et la faim inextinguibles de la joie – et de la joie éternelle, invincible et infinie. Nous ne voulons pas moins, et c’est une plaie ouverte béante à notre cœur, et quels que soient les onguents que nous y mettons, les baumes, cataplasmes et emplâtres que nous y appliquons, les raisons dont nous nous raisonnons, les ersatz de bonheur dont nous nous contentons, les fausses vies que nous nous fabriquons et les mensonges dont nous plâtrons et contreplaquons l’abîme de notre âmes, le gouffre de notre cœur, cette faim dévorante et cette soif ardente sont au fond de notre être et sont notre être même, et si nous nions ce désir profond il reviendra comme une terreur au moment de notre mort - même si, durs de cœur et d’oreille, nous nous anesthésions et euthanasions dans les mollesses de l’inconscience, dans le gouffre de l’abêtissement, confortables bec et ongle jusqu’au bout : ce sera encore le signe d’une vérité qui est une question et que nous chercherons à éviter coûte que coûte, à tout prix, alors que c’est elle qui, comme la Sphinge antique, nous questionnera – et cette question est de vie ou de mort : Toi, qui es là, devant l’abîme, toi, qu’as-tu fait de ta vie ? Où as-tu enterré ton talent ? Qu’as-tu fait de ta vie ? As-tu seulement vécu ? « Tu as le nom de vivre, et tu es mort. »

« Oisive jeunesse

A tout asservie

Par délicatesse

J’ai perdu ma vie »

Et si, au lieu de nous débattre ni de débattre, au lieu d’argumenter ni de raisonner, de se raidir ni de résister, nous ouvrions, pour une fois, nos cœurs comme un enfant ouvre son cœur à la vie, à l’ombre et à la lumière, au point du jour et à la nuit, dans un regard neuf comme un matin qui commence ?

En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans la joie.

« Tu as devant toi deux chemins, celui de la mort et celui de la vie. Choisis la vie. »

Je vais vous parler de quelqu’un dont toute la vie fut cette enfance retrouvée – et de deux même, dont l’un rageusement courut après l’enfance perdue et l’autre ouvrit son cœur à l’enfance en esprit.

Benoît-Joseph Labre. Jean-Arthur Rimbaud.

Deux êtres dont la vie ne fut que peine, car ce désir est aussi une peine immense et pure et c’est lorsque nous laissons cette indicible peine nous envahir qu’alors, nous commençons à entrevoir la beauté – le salut, car c’est seulement lorsque cette invincible peine est remontée de notre cœur, qu’après avoir dilapidé tout notre héritage avec les filles légères que sont les facilités et les futilités de nos vies et être tombé dans la fange et l’ennui au niveau même des pourceaux, nous pouvons dire en enfants prodigues : « Allons ! Je me lèverai et je retournerai vers mon Père. »

Labre et Rimbaud, deux éclairs, deux hirondelles de grand chemin en quête d’un éternel printemps, d’un pays d’or et d’argent, d’une Terre promise en rêve entraperçue et aussitôt perdue. L’enfance. Le paradis. Et sur terre, ici et maintenant, immédiatement – les enfants n’ont pas le temps d’attendre, ils laissent ça aux vieux, qui ont tout leur temps, eux, tout leur saoul et leur content de temps.

« Là où il y a de l’amour, il n’y a pas de peine, et si peine il y a, elle est aimée. »

Benoît-Joseph Labre naquit le 26 mars 1748, d’une famille de laboureurs d’Amettes, en Artois, ainé de quinze enfants. Doux et rêveur, soumis en tout, l’enfant aux yeux gris montre une indépendance paradoxale et invincible : « Toutes les enfances ont leur beauté inestimable. Mais on se préoccupe d’abord de chercher les défauts des enfants et de leur apprendre le savoir-vivre. Lorsque d’aventure l’un d’eux demeure tout à fait d’accord avec les principes, son obéissance et sa franchise totales deviennent sans doute plus étrangères que la pire sauvagerie. » Tout sa vie, il montrera cette douceur obstinée, qui est le nom même d’une subtile liberté. Une enfance pieuse, pétrie du grand livre d’images de l’Histoire sainte. Psaumes du chemin, Evangile des oiseaux, des lys des champs…

« Qu’est-ce que l’Eternel recherche de ta part, sinon que tu fasses ce qui est droit, que tu aimes la bonté, et que tu marches humblement avec ton Dieu ? »



« Vous mangerez ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main. Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. »

« Le matin, bien avant le jour, il se leva, sortit et s’en alla dans un lieu désert, et là il priait. »

« Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, et tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de l’homme animé par l’Esprit. »

« Dirige ton chemin vers le Seigneur, fais-lui confiance, et lui, il agira. »

« Tu as vu que l’Eternel, ton Dieu, t’a porté comme un homme porte son fils, dans tout le chemin. »

« Si Dieu est avec moi, s’il me protège sur le chemin où je marche, s’il me donne du pain pour manger et des vêtements pour me couvrir, et si je reviens sain et sauf à la maison de mon père, le Seigneur sera mon Dieu. »

« J’ai choisi la voie de la vérité, et je m’avance au large. »

« Tu me feras connaître le chemin de la vie. »

Enfance sans histoire et pourtant, si ouverte à la merveille et au miracle que tout sa vie ne serait que merveille et miracle : « Chaque pas serait un pas de l’ange, et toutes les paroles prononcées devaient répondre à la vraie vie qui était aussi la vie de tous les jours. »

« Il suffit d’avancer pour vivre

D’aller droit devant soi

Vers tout ce que l’on aime »

Car si Benoît rêvait, c’était supérieurement, c’était intensément, « il poursuivait avec obstination ce rêve éblouissant qui n’était qu’à lui et dont il fallait que personne ne se doute. Il se rendait à l’église aussi souvent qu’il le pouvait. L’autel illuminé, c’était une ouverture prodigieuse qu’il voyait dans l’univers avant d’avoir compris vraiment, et il s’y attachait, comme d’autres s’attachent à une plaine, à une route ou à la mer. C’était absolument vaste et décisif, mais aussi simple que la route ou la mer. »

« Que faire de ce gamin qui ne cessait de dire Amen, et finalement n’en faisait qu’à sa tête, retournant contre qui le commandait le commandement lui-même, la prière et l’humilité ? » Pressenti pour être prêtre, Benoît bientôt s’enfuit, car il veut la vie radicale du désert, se nourrir d’herbes et de racines comme les Pères antiques. Il veut tout sacrifier à toute hâte à cette vérité essentielle qu’il pressent avec une sorte de confiance désemparée. Benoît ne se souciait guère de discuter. Il allait droit aux nécessités littérales. Il frappe à la porte de quelques monastères, infructueux essais. Sa douceur même semblait une résistance inadmissible. Le voila jeté sur les routes, comme un enfant abandonné, et il s’abandonnera bientôt à ce complet abandon, vagabond perpétuel, pèlerin incessant en permanente révolution. Il va vivre, et toute sa vie durant, par les chemins, les taillis, les forêts, les faubourgs, errant de lieux saints en lieux saints, mangeant à peine, oublieux de tout, même de mendier, en quête d’une lumière inaccessible, celle-là même qui l’habite et qu’il voudrait habiter. « Il lui arriva de passer la nuit, assis sous un buisson couvert de neige, ramenant sur soi ses haillons, priant et attendant le jour ou bien la mort. C’était le jour qui venait, et il s’en allait vers un autre buisson, lorsque aucun asile meilleur ne se présentait. »

Et l’on vient à penser comme une fraternité spirituelle, mystérieuse aussi bien que muette, entre le Français Benoît-Joseph et son contemporain germain, Angelus Silesius, auteur du fameux Pèlerin chérubinique aux splendides aphorismes – comme si l’un incarnait au même moment ce que l’autre écrivait :

« Ne pas pécher, qu’est-ce ? Ne t’interroge pas longtemps :

Sors, les fleurs muettes te le diront. »

« Laisse tout ce que tu as pour pouvoir emporter tout. »

« Le plus pauvre est le plus libre. »

« Dieu est le pauvre des pauvres.

Il se tient là tout nu et libre. »

« L’oiseau repose dans l’air, la pierre sur la terre,

Le poisson vit dans l’eau, mon esprit dans la main de Dieu. »

« Aller et s’arrêter par amour, respirer, parler, chanter par amour… »

« L’âme qui va par amour ne cause ni n’éprouve de fatigue. »

« Dieu est pour moi bâton, lumière, sentier… »

« Dieu surabonde de soleils. »

Ces maximes mystiques, sans même les formuler, Benoît-Joseph va les vivre dans sa chair, en abrégé, en condensé, avec la même radicalité impossible et tranchante. Maximalisme mystique. Tout ou rien. Solo Dios basta. Dieu seul suffit. Dominus providebit. Dieu y pourvoira.

Deus est Deus pauperum. Dieu est le Dieu des pauvres. Folle pauvreté de Benoît, qui ne se nourrit pas, court toutes l’Europe par milliers de lieues, dizaines de milliers de kilomètres, si vous préférez, vêtu de haillons, besace et bâton, n’ayant pour toute richesse qu’un chapelet, un bréviaire et quelques livres saints. Lorsqu’il mendie, c’est pour les autres, il chante d’une voix céleste les litanies de la Vierge, les passants envoutés remplissent son chapeau troué de pièces qu’il s’empresse de distribuer aux pauvres, aux prisonniers. Mendiant hallucinant et halluciné, qui court plus qu’il ne marche, vole plus qu’il ne court, et l’on croirait qu’à l’instar de saint Joseph de Cupertino qu’il affectionne, ce simplet du bon Dieu, il va bientôt se prendre à léviter. Si oublieux de lui-même, si perdu en Dieu, si abandonné au chemin qu’il sera vu à plusieurs endroits en même temps, comme l’attestent des registres et autres documents.

Arrêtons-nous un peu. Sur le bord du chemin, « le plus beau d’entre ces mauvais anges » rencontre le Pèlerin chérubinique. Dialogue entre deux errants, dialogue du bel et du pauvre ange :

« Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religions étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements. »

« Arrête, où cours-tu, le ciel est en toi ! »

« Il faut outrepasser une lumière vers une autre lumière. »

« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. »

« Il n’est rien qui te meuve, toi-même tu es la roue

Qui d’elle-même court et n’a point de repos. »

« Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers ! – Noël sur la terre ! »

« Tu voyages beaucoup, tu es à l’affût de tout :

Si tu n’as pas croisé le regard de Dieu, tu n’as rien vu. »

Et comme Arthur plus tard il court il court le Benoît, affrontant vents et neiges, brigands et soldats, loups et chiens, comme un fou errant, un attardé de la croisade des enfants, un illuminé qui ne se lave plus et livre sa chair aux poux et traîne ses basques à toutes les boues du continent. Rome, Lorette, Assise, l’Alverne, le Mont Gargan, mais Compostelle aussi, bien sûr, au passage. Tu es poussière et tu retourneras poussière. Benoît est poussière, et poussière du chemin, chemin lui-même cheminant au creux du monde, aux ornières du bon Dieu. « Je suis devenu semblable au pélican du désert ; je suis comme le hibou des lieux désolés. Je veille, et je suis comme un passereau solitaire sur un toit. » Et à travers sa crasse une lumière passe. Rencontres. Visions transfigurées. Est-il dément, est-il saint ? Et le fol en Christ passe au milieu d’eux, faisant seulement le bien, sans se soucier des soupçons qu’il soulève. Libre Labre. Libre, et heureux.

« Puisque j’ai Dieu, tout est à moi ! Les montagnes solitaires et les fraîches vallées, et les îles, et les fleuves, et les vents, et l’amour… »

« J’avance aujourd’hui

Dans la puissance du ciel,

Dans l’éclat du soleil,

Dans la pureté de la neige,

Dans la splendeur du feu,

Dans la fulgurance de l’éclair,

Dans la vitesse du vent,

Dans la fermeté du rocher.

J’avance aujourd’hui

Dans la main de Dieu. »

Mais le délabrement se poursuit, il s’use aux chemins, aux mille soleils, aux neiges et aux gels, aux pluies transies. Délabrement volontaire, jusqu'à perdre son nom, anonymat d’un clochard quelconque, quelque chose comme la clef de l’ancien festin, celle-là même que cherchait Rimbaud à travers le dérèglement de tous les sens, Rimbaud aussi qui ne sut que courir, brûler, crier car il ne savait plus prier, et fuir, et courir encore, toute l’Europe à pied, l’Orient, Java, Aden, Abyssinie, trafics, déserts, poésie abandonnée, manuscrits brulés, Rimbaud au fol abandon, à la quête éperdue. Labre Rimbaud, météores brûlants aux siècles de raison, aux siècles de marchands, qui ne surent que marcher, et marcher, et marcher encore. Nous parlons du feu, eux brûlèrent tout entier et brûlent encore au firmament de la vraie vie. Car la vraie vie est ailleurs, et depuis toujours il s’agit de trouver le lieu et la formule afin de posséder enfin la vérité dans une âme et dans un corps. Et tout le reste n’est que littérature.

« Avance sur ta route car elle n’existe que par ta marche. » « On va à Dieu non pas en marchant mais en aimant », dit le vieil Augustin, au détour du chemin.

Lorsque Benoît meurt à Rome, le 16 avril 1783, un Mercredi saint, il n’a que trente-cinq ans. Sa vie de misère consentie l’a usé jusqu’aux os. Aussitôt, les enfants des rues, ceux-là mêmes qui l’insultaient, le harcelaient, le bombardaient de pierres et d’ordures, se répandent dans toute la ville en criant : « Le saint est mort ! Le saint est mort ! » La Ville suspend son souffle, Rome s’arrête de vivre, et vient en procession jusques à sa dépouille. Le peuple s’émeut, s’arme et s’émeute, craignant qu’on ne lui vole son saint, et monte la garde devant l’église ou on a étendu le corps léger de tourterelle du plus petit d’entre les pauvres. Poverellicimo. Ainsi « le peuple célébrait l’un des siens à la face de Rome, car la pauvreté de Benoît représentait celle de la plupart de ces gens et dissipait, selon l’ordre même du Christ, la confusion des richesses de la terre avec celles de l’esprit. » Essentielle pauvreté. « Heureux êtes-vous, vous les pauvres, le Royaume des cieux est à vous ! » Hic et nunc. Dès maintenant, dès ici-bas.

« Voici le lieu du monde où tout devient enfant,

Et surtout ce vieil homme avec sa barbe grise,

Et ses cheveux mêlés au souffle de la brise,

Et son regard modeste et jadis triomphant. »

« Voici le lieu du monde où tout rentre et se tait,

Et le silence et l’ombre et la charnelle absence,

Et le commencement d’éternelle présence,

Le seul réduit où l’âme est tout ce qu’elle était. »

Rimbaud vint à Amettes avec Verlaine, comme plus tard Germain Nouveau, en vagabondage, en pèlerinage. Rimbaud retour d’Ethiopie qui meurt à trente-six ans, quelques années après la canonisation de Labre, la jambe coupée, à Marseille, dans un triste hôpital, et le prêtre qui l’assiste, le confesse et l’absout, confie à sa sœur : « Cet homme est un saint. » Poète maudit, Caïn, errant, fils prodigue, météore fulgurant d’exigence qui voulut tout, tout de suite – et finalement l’obtint, par la souffrance et l’errance.

« A toi la paix des vagues qui murmurent,

A toi la grande paix de la brise qui souffle,

A toi la grande paix de la terre tranquille,

A toi la grande paix des astres scintillants,

A toi la grande paix des ombres de la nuit,

Et que t’éclairent sans faillir la lune et les étoiles,

A toi la grande paix du Christ, le Fils de la Paix. »

Bavardages, bavardages… Que d’années avons-nous perdues en vain parler ! Heures passées à refaire éternellement le monde autour d’un café, pendant que la vie vraie coule et s’enfuit. Et lorsque l’on se tait les machines à parler prennent le relais, nous prodiguant leur logorrhée. Le monde meurt d’un nouveau déluge, la vie intérieure est noyée sous les flots de mots et de bruits que déversent les moulins à paroles. Il ne suffit même plus de débrancher les câbles et de jeter les instruments qu’ils alimentent. Il faut couper tous les fils, se débrancher soi-même. Le voyage et sa solitude vont de pair avec le silence, écrin de l’intériorité, terreau de la vérité, chemin de la liberté. Et preuve de l’amour, tranchante épée qui sépare le faux du vrai. Tout se dit, tout s’écrit, tout se lit dans le silence. Lorsque l’on est fatigué du babillage de la vie grise et que le quotidien serre comme un étau et colle comme une glu, il est temps de reprendre la route et sa liberté.

« Tu as bien fait de partir Arthur Rimbaud ! Tes dix-huit ans réfractaires à l'amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris, ainsi qu'au ronronnement d'abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine.

Tu as eu raison d'abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l'enfer des bêtes, pour le commerce des rusés, et le bonjour des simples.

Cet élan absurde du corps et de l'âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c'est bien là la vie d'un homme ! On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi. »

Quand la vie nous englue, quand l’ennui nous plombe, quand le ciel même pèse lourd sur nos âmes, regardons, contemplons saint Benoît-Joseph Labre, le pauvre des pauvres, qui se tient là, tout nu – et libre : « Nous reverrons toujours Benoît, par-delà les insoutenables éclairs d’une certitude, comme l’image de l’Ami eternel, à jamais patient, avec sa démarche inlassable et rêveuse qui témoigne d’une beauté continuée, à retrouver aussi dans la nuit, où que ce soit et pour tous, jusqu’au bout du monde. » Pourquoi rester ? Il vaut mieux, dans la pauvreté et la foi, prendre la route qui mène à la vision.

« Ami, cela suffit. Au cas où tu voudrais lire davantage,

Va, deviens toi-même le livre, toi-même l’essence. »

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L'Eternité

Elle est retrouvée.

Quoi? - L'Eternité.

C'est la mer allée

Avec le soleil.

Ame sentinelle,

Murmurons l'aveu

De la nuit si nulle

Et du jour en feu.

Des humains suffrages,

Des communs élans

Là tu te dégages

Et voles selon.

Puisque de vous seules,

Braises de satin,

Le Devoir s'exhale

Sans qu'on dise : enfin.

Là pas d'espérance,

Nul orietur.

Science avec patience,

Le supplice est sûr.

Elle est retrouvée.

Quoi ? - L'Eternité.

C'est la mer allée

Avec le soleil.

Arthur Rimbaud

Saint Benoît Joseph Labre

Comme l’Église est bonne en ce siècle de haine,

D’orgueil et d’avarice et de tous les péchés,

D’exalter aujourd’hui le caché des cachés,

Le doux entre les doux à l’ignorance humaine

Et le mortifié sans pair que la Foi mène,

Saignant de pénitence et blanc d’extase, chez

Les peuples et les saints, qui, tous sens détachés,

Fit de la Pauvreté son épouse et sa reine,

Comme un autre Alexis, comme un autre François,

Et fut le Pauvre affreux, angélique, à la fois

Pratiquant la douceur, l’horreur de l’Évangile !

Et pour ainsi montrer au monde qu’il a tort

Et que les pieds crus d’or et d’argent sont d’argile,

Comme l’Eglise est tendre et que Jésus est fort !

Paul Verlaine (écrit le jour de la canonisation de Benoît Labre)