« Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination.

Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. »

(Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit)

Notre vie est un voyage

Dans l’hiver et dans la Nuit,

Nous cherchons notre passage

Dans le Ciel où rien ne luit.

(Chanson des Gardes Suisses, 1793)

Mais où donc allez-vous ?

- La terre est le chemin,

Le but est l’infini, nous allons à la vie.

Là-bas une lueur immense nous convie.

Nous nous arrêterons lorsque nous serons là.

(Victor Hugo)

Bardamu parle. L’aube noire s’est levée sur le monde. L’aube idiote, l’aube idiote des reptiles. Bardamu parle. Bardamu parle de l’atroce banalité de nos villes, de l’atroce vacuité de nos vies. La grande marmelade des hommes dans la ville. Dans le bruit d’eux-mêmes ils n’entendent rien. Bardamu parle, il nous parle de l’autre côté de la nuit, au bord de la vie, au bout de la nuit. Bardamu parle. C’est de l’autre côté de la vie. Cynisme d’écorché vif. Comme une espèce de tendresse, d’embrassement lucide, de pitié désespérée. Ca vient drôlement la pitié. Comme dans les chansons de Brel. L’amour c’est l’infini à la portée des caniches. Populisme réaliste. Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en l’air, prêt aux caresses, c’est lui, c’est notre maître. Embrassons-nous ! Embrasement vain, charité refroidie. Il n’existe en somme que les misères bien présentées pour faire recette. Flamme éteinte, trop abîmée. Abîmée. C’est le mot. Abîmes des banlieues, oubliettes sociales. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boîtes à ordures. Le chagrin des temps – de celui qu’est lourd et qui tombe sur vous comme une chape, comme une immense couverture trempée d’eau. On crève comme ça, en silence, même si on gueule qui vous écoute ?, avec un grand coin de désespoir bien enfoncé dans la gueule. La mort des pauvres n’intéresse personne, sauf quand elle rapporte. Bétail d’usine, chair à canon. Chair à pâtée. Faire la queue pour aller crever. Faits comme des rats. Poules effrayées moutons fats et consentants L’existence, ça vous tord et ça vous écrase la face. Bardamu parle. La paresse c’est presque aussi fort que la vie. Bardamu parle. Quand le moment du monde à l’envers est venu et que c’est être fou que de demander pourquoi on vous assassine, il devient évident qu’on passe pour fou à peu de frais. Bardamu parle. Faut se débrouiller voilà tout. Ici l’ombre. La tristesse du monde saisit les êtres comme elle peut, mais à les saisir elle semble parvenir presque toujours. Putains maquereaux soldats paysans ouvriers curés colons trafiquants clochards malades mourants fous demi-vierges demi-soldes vieillards infirmes gosses avortons Pas d’amour à perdre dans ce monde, tant qu’il y aura cent sous. Europe Afrique Amérique La misère est géante, elle se sert pour essuyer les ordures du monde de votre figure comme d’une toile à laver. Haine universelle Vomir la terre entière Le voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons... Un ridicule petit infini pour tomber dedans Gens du monde gens du vide Aucune place pour le doute et encore moins pour la vérité. La vérité c’est pas mangeable. Un énorme babillage s’étend gris et monotone au-dessus de la vie comme un mirage énormément décourageant. Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre, décidément. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes. Il n’y a rien que la nuit, une nuit énorme qui bouffe tout. Ainsi tourne le monde à travers la nuit énormément menaçante et silencieuse. La route de la pourriture. Rien que de la pourriture en suspens. Au fond des boues tenaces et des banlieues insoumises. Vacances d’esclaves. C’est la fête à tromper les gens du bout de la semaine. Seul bonheur à notre portée. Mensonges, monnaie de singe, paye du pauvre. Nous autres sous-hommes. Si on vivait assez longtemps on ne saurait plus où aller pour se recommencer un bonheur. On en aurait mis partout des avortons de bonheur, à puer dans les coins de la terre et on ne pourrait plus même respirer. Que de l’angoisse étincelante dans l’air. La nuit est chez elle. Comme une petite nuit dans la grande. Morceaux de la nuit tournés hystériques. Toute la jeunesse aboutit sur une plage glorieuse, au bord de l’eau, là où les femmes ont l’air d’être libres enfin, où elles sont si belles qu’elles n’ont même plus besoin du mensonge de nos rêves. On perd la plus grande partie de sa jeunesse à coups de maladresses. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et le délire ordinaire du monde s’est accru dans de telles proportions, qu’on ne peut décidément plus appuyer son existence sur rien de stable. La vie, c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit. Faut pas espérer laisser sa peine nulle part en route. Alors ? Nous sommes, par nature, si futiles, que seules les distractions peuvent nous empêcher vraiment de mourir. Retourner dans la nuit. La vie continue à travers les ombres. Le pays du soir. L’envie vous prend quand même d’aller un peu plus loin pour savoir si on aura la force de retrouver sa raison, quand même, parmi les décombres. Une espèce de vertige à l’envers. Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la lumière qui bouge. Se perdre en allant à tâtons parmi les formes révolues. Il faut se dépêcher de s’en gaver de rêves pour traverser la vie. Et puis retrouver derrière la nuit toutes les complicités du silence. La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever. Plonger d’un coup dans la sale aventure, dans les ténèbres de ces pays à personne. Quand on est lancé de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut… Déambuler d’un bout de l’ombre à l’autre. Vadrouiller dans le brouillard et dans la crainte, dans cette brume de patience qui n’en finira jamais. Ce n’est plus un voyage, mais une sorte de maladie. On s’enfonce, on s’épouvante d’abord dans la nuit, mais on veut comprendre quand même et alors on ne quitte plus la profondeur. Là où disparaît la lumière. Là où s’évanouissent les couleurs. Le monde gris. Le monde gris de la nuit. Vivre un grand roman de geste, dans la peau de personnages fantastiques, au fond desquels, dérisoires, trembler de tout le contenu de sa viande et de son âme. On n’existe plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Faut pas être difficile, faut faire comme si la vie continuait, c’est ça le plus dur, ce mensonge. Voir le monde, voir le monde avant de crever, s’en mettre plein la lampe de ce noir, plein la vue, un plein encrier dans chaque œil, que ça teigne jusqu’au cerveau, voir le monde et sa noirceur jusqu’à en crever, et survivre malgré tout, comme un chien, comme un rat – juste pour s’en mettre plein l’abîme, âme affamée, juste pour vérifier. Et puis – tout lâcher au bon Dieu. Lueurs d’espoir, instants de grâce. C’est bien agréable de toucher ce moment où la matière devient la vie. Mais la vie est un lent drame sordide. Coup de grâce. Il faut aller au-delà de la mort, au-delà de la nuit, au-delà du désespoir, au-delà de tout espoir. Le coup de la grâce. Une aube, une aurore bernanosienne sur nos ruines. Au-delà de la nuit. Alors – l’Espérance. Il manque ce qui fait un homme plus grand que sa propre vie, l’amour de la vie des autres. Le reste est encore à la nuit. Tout le reste n’est que peine et fumier. La meilleure des choses à faire, n’est-ce pas, quand on est dans ce monde, c’est d’en sortir ? Fou ou pas, peur ou pas. Bardamu parle. La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné. Bardamu parle. On a honte de ne pas être riche en cœur et en tout et aussi d’avoir jugé l’humanité plus basse qu’elle n’est vraiment au fond. C’est tout ce qu’on a conservé de la vie. Ce petit regret bien atroce, le reste on l’a plus ou moins bien vomi au cours de la route, avec bien des efforts et de la peine. On n’est plus qu’un vieux réverbère à souvenirs au coin d’une rue où il ne passe déjà presque plus personne. Bardamu parle. Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l’air de rien les mots, pas l’air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu’ils arrivent par l’oreille par l’énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d’eux des mots et le malheur arrive. Des raclures d’arguments à l’assaut de rien du tout. Ca s’agite seulement et rien n’arrive, jamais. Ce n’est pas la peine de se débattre, attendre ça suffit. Il n’y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n’a pas été encore dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Bardamu se tait. C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. On ne monte pas dans la vie, on descend. Agonie Gethsémani Eli lama sabachtani… Assez d’amour inassouvi pour éteindre à jamais toutes les guerres de ce monde. La bouche du pistolet ou le pied de la Croix. On ne revient pas indemne du Voyage…

A force d’être poussé comme ça dans la nuit, on doit tout de même finir par aboutir quelque part. Il y a un bout à tout.

Même à la nuit.

Le voyage continue pour nous… – mais lequel, et vers où, et jusqu’où… ?