En 1934-1935, George Orwell vit l'expérience forcée de la pauvreté. Il en tire un témoignage, Dans la dèche à Paris et à Londres, qui n'y va pas par quatre chemins : «Le sujet de ce livre, c'est la misère.» Et de rendre compte de cette immersion dans la vérité pure et sordide du monde, dans le scandale absolu d'une vie passée à courir d'asile de nuit en soupe populaire dans des villes où –déjà ! - «il est tout bonnement impossible de s'asseoir sans payer.» L'année suivante, Orwell ira, volontairement cette fois, partager l'existence des ouvriers anglais : il en sortira Le Quai de Wigan, exemplaire exercice de sociologie directe qui devrait donner à réfléchir à tous les petis phraseurs bourdivins et post-marxistes. Il avait trouvé un prédécesseur en Jack London : celui de La Route, lorqu'en 1894-1895 il vécut la vie du tramp et du hobo, des vagabonds américains, et parcourut la jungle des bas-fonds et des prisons, qui n'est «après tout, qu'une imitation de la société capitaliste» ; et celui qui en 1902 vécut avec Le Peuple de l'Abîme, le Lumpenproletariat de l'East End londonien. «C'est simplement le livre d'un correspondant œuvrant sur le terrain d'une guerre industrielle», annonce-t-il. Guerre ? Oui, car «en plein cœur de la paix c'est ici que l'on verse du sang à flots, et les règles de la guerre civilisée ne jouent pas ici, car les femmes, les enfants, les bébés qui ne savent pas encore marcher sont tués avec autant de férocité que les hommes.» London fait la chronique critique et le diagnostic clinique d'un monde où la propriété est mieux défendue que la personne humaine, d'une vaste machine à détruire les hommes qui ne servent à rien, qui ne sont d'aucune utilité : la poubelle sociale, le mouroir que sont les banlieues sordides des mégalopoles industrielles, favelas, slums, bidonvilles et autres cours du miracle économique où euthanasier, équarrir le surplus social, les inutiles, les inadaptés, comme l'agro-industrie jette au feu sa surproduction. «Le but est de prouver comment on élimine, comment on détruit les incapables en les contraignant à vivre de façon dégradante, mais encore de démontrer comment les forces de la société industrielle telle qu'elle existe aujourd'hui renouvellent constamment et sans vergogne le nombre des sans-emploi.»

«Les déchets et les inutiles ! Le misérable, celui que l'on méprise ou bien que l'on oublie, s'en vient mourir dans cet abattoir social, résultat de la prostitution. Prostitution de l'homme, de la femme, de l'enfant, de la chair et du sang, de l'intelligence, de l'esprit – prostitution du travail. Si c'est là tout ce que la civilisation peut offrir à l'homme, alors cent fois l'état sauvage, la nudité et la brousse, cent fois la tanière et la caverne, plutôt que cet écrasement par la machine, et par l'Abîme.» Dans le mode de vie malsain créé par l'industrialisme, la vie devenue survie ne laisse pas d'autre issue que l'abrutissement, la dépression, ou le suicide : «Le travail malsain, la vie malsaine engendrent des appétits malsains. On ne peut pas faire travailler un homme comme un cheval, le faire vivre et le nourrir comme un porc, et, dans le même élan, lui demander d'avoir des aspirations saines et des vues pleines d'idéal», écrit London. Car la misère n'est pas due tant à la pauvreté matérielle qu'à l'inutilité et l'absurdité de l'existence déchue : «Ce n'était pas seulement la saleté, les odeurs et la nourriture immangeable, mais surtout le sentiment d'un pourrissement absurde et immobile, l'impression d'avoir échoué en quelque lieu souterrain où les gens ne cessaient de tourner en rond comme des cafards, englués dans un cercle sans fin de besognes bâclées et de récriminations sordides.» (Le Quai de Wigan)

London et Orwell, comme Simone Weil dans la vie d'usine, sont avant tout honnêtes : c'est là le fondement éthique et méthodique d'une écriture du réel, c'est-à-dire qui va au réel et qui assume la réalité – sans se départir d'un humour qui est le contraire du divertissement comme du misérabilisme. En voulant ne pas se couper de l'homme de la rue et participer de la morale commune comme à la vie ordinaire, cette écriture populaire est tout sauf sentimentale, et va à rebours de tous ces idéalismes prompts à se changer en cynismes pratiques : car «tel est le destin inéluctable du sentimentaliste : toutes ses opinions se muent en leur contraire sitôt effleurées par la pierre de touche de la réalité.» Cette réalité, pierre d'achoppement, rocher de scandale… Voilà qui les éloigne de cette charité imbue d'elle-même, cette charité éloignée car elle porte en elle l'éloignement. «Un os jeté au chien ne représente pas un acte charitable. La charité, c'est l'os partagé avec le chien lorsqu'on est aussi affamé que lui», dit London. La charité, c'est le lavement de pieds, c'est embrasser les lépreux. Puis il reprend : «Ils n'ont absolument pas assimilé la sociologie pourtant simple du Christ, mais se penchent sur ceux qui vivent dans la misère et le mépris de tous avec la pompe des rédempteurs sociaux.» Pour lui, la philanthropie est le joli nom de l'hypocrisie. «Tandis qu'ils rançonnent d'une main les enfants des pauvres, ils n'hésitent pas à envoyer, de la main qui leur reste libre, un demi-million, qu'ils prélèvent de ces mêmes loyers et de ces mêmes bénéfices, pour l'éducation des enfants noirs du Soudan.» London saisit là, il y a un siècle, déjà toute l'ambivalence de l'humanitarisme complice du massacre des innocents, pendant de l'idéalisme, humanitaire amour des lointains prôné par Nietzsche qui s'éloigne d'autant du populaire amour du prochain, du souci réaliste de l'autre en tant qu'il est là, présent, et non fantasmagorique et surtout, loin… «Suis-je le gardien de mon frère ?» disait déjà Caïn, avant de parcourir les lointains de la terre, condamné à l'errance. Amour du lointain, amour du prochain : deux amours ont fait deux cités…

Cette compassion active, cette charité attentive mène au partage du sort des sacrifiés du Moloch industriel. Ce qui pousse Orwell dans les rangs du POUM en 1936 comme Simone Weil dans les Brigades internationales, ce n'est pas l'idéologie, mais cette solidarité instinctive avec les pauvres, les humbles, les faibles, les opprimés : common decency, sens de la justice, esprit chevaleresque… Révolte morale donc, révolte de la dignité, dignité de la révolte face à un système qui piétine la dignité et jusqu'à l'idée de la révolte. Révolte conservatrice aussi, contre le machinisme, le progressisme, le scientisme d'un monde de plus en plus technologique, high tech à en être inhumain : «Seule notre époque, l'époque de la mécanisation triomphante, nous permet d'éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique», constate Orwell. Leur socialisme est un socialisme non marxiste fait de justice sociale et de patriotisme, d'un «patriotisme subordonné à la justice» précise Weil. Orwell en définit ainsi les grandes lignes : «Le mouvement socialiste a autre chose à faire que se transformer en une association de matérialistes dialectiques ; ce qu'il doit être, c'est la ligue des opprimés contre les oppresseurs.» «Il serait sans doute judicieux de parler un peu moins du "capitaliste" et du "prolétaire" et un peu plus du voleur et du volé.» Populistes ? Si le populisme est le souci du peuple, la traduction politique de l'amour du prochain, alors oui, London, Orwell et Weil sont éminemment et exemplairement populistes – et ainsi, bien plus révolutionnaires que tous leurs détracteurs staliniens, trotskistes et tout ce qu'on voudra.

Mais la révolution n'est pas suffisante, c'est une conversion totale qui est nécessaire à une véritable libération: «Il ne suffirait pas de briser toutes les machines ; il faudrait encore briser la tournure d'esprit», écrit Orwell, tandis que London cite la Bible et use d'un vocabulaire johannique. Car il a bien compris le lien entre injustice et apocalypse : un monde sans justice est un monde détruit.