"Il n’est pas, il ne peut exister d’État sans religion. Prenez les Etats-Unis d’Amérique ou la Confédération suisse, par exemple, et voyez quel rôle important la Providence divine, cette sanction suprême de tous les États, y joue dans tous les discours officiels.

Mais toutes les fois qu’un chef d’État parle de Dieu, que ce soit Guillaume 1er , l’empereur knouto-germanique, ou Grant, le président de la Grande République, soyez certains qu’il se prépare de nouveau à tondre son peuple-troupeau.

La bourgeoisie française, libérale, et voltairienne, et poussée par son tempérament à un positivisme, pour ne point dire à un matérialisme, singulièrement étroit et brutal, étant devenue, par son triomphe de 1830, la classe de l’Etat, a dû donc nécessairement se donner une religion officielle. La chose n’était point facile. Elle ne pouvait se remettre crûment sous le joug du catholicisme romain. Il y avait entre elle et l’Église de Rome un abîme de sang et de haine, et, quelque pratique et sage qu’on soit devenu, on ne parvient jamais à réprimer en son sein une passion développée par l’histoire. D’ailleurs, le bourgeois français se serait couvert de ridicule s’il était retourné à l’église pour y prendre part aux pieuses cérémonies du culte divin, condition essentielle d’une conversion méritoire et sincère. Plusieurs l’ont bien essayé, mais leur héroïsme n’eut d’autre résultat qu’un scandale stérile. Enfin le retour au catholicisme était impossible à cause de la contradiction insoluble qui existe entre la politique invariable de Rome et le développement des intérêts économiques et politiques de la classe moyenne.

Sous ce rapport, le protestantisme est beaucoup plus commode. C’est la religion bourgeoise par excellence. Elle accorde juste autant de liberté qu’il en faut aux bourgeois et a trouvé le moyen de concilier les aspirations célestes avec le respect que réclament les intérêts terrestres. Aussi voyons-nous que c’est surtout dans les pays protestants que le commerce et l’industrie se sont le plus développés. Mais il était impossible pour la bourgeoisie de la France de se faire protestante. Pour passer d’une religion à une autre — à moins qu’on ne le fasse par calcul, comme le font quelquefois les Juifs en Russie et en Pologne, qui se font baptiser trois, quatre fois, afin de recevoir chaque fois une rémunération nouvelle —, pour changer de religion, il faut avoir un grain de foi religieuse. Eh bien, dans le coeur exclusivement positif du bourgeois français, il n’y a point de place pour ce grain. Il professe l’indifférence la plus profonde pour toutes les questions, excepté celle de sa bourse avant tout, et celle de sa vanité sociale après elle. Il est aussi indifférent pour le protestantisme que pour le catholicisme. D’ailleurs la bourgeoisie française n’aurait pu embrasser le protestantisme sans se mettre en contradiction avec la routine catholique de la majorité du peuple français, ce qui eût constitué une grave imprudence de la part d’une classe qui voulait gouverner la France.

Il restait bien un moyen : c’était de retourner à la religion humanitaire et révolutionnaire du XVIIIe siècle. Mais cette religion mène trop loin. Force fut donc à la bourgeoisie de créer, pour sanctionner le nouvel État, l’État bourgeois qu’elle venait de créer, une religion nouvelle, qui pût être, sans trop de ridicule et de scandale, la religion professée hautement par toute la classe bourgeoise.

C’est ainsi que naquit le déisme de l’École doctrinaire."

Michel Bakounine