Catalogué « penseur chrétien », Jacques Ellul a longtemps été ostracisé par l’intelligentsia et les médias. Il a eu le tort de rester en province ; de dire haut et fort son anticommunisme a une époque ou ca ne se faisait pas ; d’afficher sa foi – ce qui reste toujours mal vu ; de se revendiquer de l’anarchisme – ca ne fait pas sérieux ; et surtout, d’oser passer le monde moderne au crible de la critique – crime contre l’esprit !

Né à Bordeaux en 1912, Jacques Ellul a vécu toute sa vie, jusqu'à sa mort en 1994, a Pessac, à quelques kilomètres du campus de Bordeaux où il enseignait le droit. Homme libre, il a toujours voulu rester fidèle aux quatre principes que lui avait enseignés son père : « Ne jamais mentir aux autres, ne jamais mentir a soi-même, être miséricordieux envers les faibles, être inflexible devant les puissants. » Fier programme !

Son père est maltais de nationalité anglaise, né à Trieste de mère serbe et de père italien, et sa mère, d’origine portugaise. La famille est pauvre et le fils unique, brillant lycéen, donne à 17 ans 4 heures de cours particuliers par jour. Il dévore les livres, et a 18 ans découvre l’œuvre de Marx comme une première révélation : « Je découvrais une interprétation globale du monde, l’explication de ce drame de la misère et de la décadence que nous avions vécus. » Il commence son droit et dès la première année rencontre a l’université Bernard Charbonneau (1910-1996), qui sera toute sa vie son ami, et l’auteur lui-même d’une trentaine d’ouvrages. Pendant les années trente, ensemble, ils arpentent les Pyrénées, les Landes, lisent Proudhon, Tocqueville et Bakounine, et prennent conscience de la mutation radicale de la condition humaine provoquée par la révolution étatique, scientifique, technique. Déjà les thèmes qu’ils ne chercheront d’explorer toute leur vie se font jour : l’État et la Technique. Ellul, sans être marxiste, approfondit sa connaissance de l’œuvre de Marx, le seul auteur, avec Kierkegaard, dont il ait lu tous les livres. Les deux amis se rapprochent à partir de 1934 d’Esprit, le mouvement personnaliste créé par Emmanuel Mounier, et aussi du fédéralisme d’Ordre Nouveau, animé par Denis de Rougemont. Bref, ils participent à pleine mesure à ce bouillonnement intellectuel d’avant-guerre que l’on baptisera « non-conformisme des années trente ».

En 1938, ayant décroché son doctorat de droit romain et tout juste marié avec Yvette, une germaniste très croyante, Ellul est chargé de cours a Strasbourg. En juillet 1940, accusé d’avoir tenu des propos subversifs, il est révoqué par le gouvernement de Vichy et rentre dans le Bordelais pour y survivre avec sa femme comme paysans. Il a 28 ans. Pendant les quatre années de l’Occupation, le jeune couple fait pousser des patates et du maïs, élève des moutons et des poulets, héberge des prisonniers évadés, des fugitifs et des juifs dans leur ferme située dans l’Entre-deux-Mers. Ellul participe a la Résistance, est membre du Mouvement de libération nationale, et a la Libération, siégeant dans des jurys ayant à juger des collaborateurs, se montre, a contre-courant de l’Épuration, homme de pardon et de réconciliation.

Engagé, Ellul ne l‘est pas selon les canons du siècle, il ne votera jamais : « Je ne remets pas en cause le principe démocratique mais je ne peux pas croire ne une démocratie fondée sur des élections a grande échelle… Telle que la démocratie fonctionne actuellement, c’est de l’anonymat qui exerce un pouvoir sur l’anonymat. » Il croit a une démocratie directe et locale et ne tombe jamais dans les faux espoirs de son temps, de droite ou de gauche. En 1981, juste après l’élection de Mitterrand, il publie une tribune retentissante dans le monde, au titre explicite : « Rien d’important ». Farouchement anticommuniste, il ne comprend pas « ceux qui ont attendu jusqu’en 1968 pour ouvrir les yeux et voir ce qu’était le communisme, n’importe quel communisme (et non pas le ‘stalinisme’), en action et en application ». Les procès de Moscou, les attaques de Brigades internationales contre les anarchistes et le POUM durant la guerre d’Espagne, et en 1944 l’action des maquis communistes contre les maquis nationalistes auraient dû suffire à dessiller tous les yeux. Pour lui, pas de doute : « Le communisme est une corruption interne radicale de l’homme. » Ses livres circulent sous le manteau parmi les militants de Solidarnosc dans la Pologne de Jaruzelski.

Et l’anarchisme ? Oui, mais un anarchisme chrétien. Car Ellul est chrétien, converti même. A 17 ans, il connaît une illumination mystique, et après cinq ans de fuite éperdue, il se rend a l’évidence : il croit en Dieu. Et restera croyant jusqu'à sa mort. Il s’engage dans l’Église réformée de France où il occupera diverses fonctions importantes. Il lit Calvin, Kierkegaard, Karl Barth, et écrit une œuvre théologique importante – la moitié de ses ouvrages – et très personnelle. Il reste un homme libre, un chrétien libre, auteur d’une importante Éthique de la liberté en trois volumes. « Protestant », le mot lui va comme un gant. Pour lui, les chrétiens ont une mission prophétique, ils doivent s’atteler a penser les événements avant qu’ils ne deviennent fatalités, voir plus loin, plus clair que les autres. Ils doivent développer « un courage particulier, un esprit d’invention, une lucidité, une radicalité, une volonté de justice et de liberté ». L’Évangile est la vraie révolution qui doit détruire les faux dieux de la société, abattre les idoles sans cesse renaissantes de la modernité.

Dieu n’est jamais très loin : il est présent dans le monde, mais caché, incognito, secret. Il ne se révèle que par le moyen fugace de la parole et l’apparence du dénuement. Le Tout-Puissant ne veut pas écraser l’homme de sa toute-puissance, mais l’embraser de son amour. La vie de Jésus réalise, bien plus qu’une non-violence, cette volontaire non-puissance de Dieu. Dieu se manifeste dans la douceur, le silence, comme la brise légère a l’oreille d’Elie. Dieu intervient dans la détresse, auprès des pauvres, des affamés, des opprimés, des abandonnés, des pécheurs, des suppliants : « C’est pourquoi, dans notre monde occidental d’opulence et de technique, Dieu reste silencieux. » Le règne sans partage de la technique est le contraire de cette non-puissance. Le monde technicisé est devenu un tout, un fait total, qui englobe, recouvre, modifie, transforme la totalité des aspects de la vie humaine, qui absorbe tout, intègre tout, recycle tout, recrée tout. Or, pour procéder a une critique qui ne manque pas son objet, il est nécessaire d’être soi-même hors de ce que l’on critique tout en étant dedans – dans le monde, mais pas du monde. L’auteur de Ce que je crois, vraie profession de foi, le dit sans ambages : « S’il y a encore une espérance possible, s’il y a une éventualité pour que l’homme vive, s’il y a encore un sens a la vie, s’il y a une issue qui ne soit pas le suicide, s’il y a un amour qui ne soit pas intégré dans la technique, s’il y a une vérité qui ne soit pas utile au système, s’il y a au moins le gout, la passion, le désir et l’hypothèse de la liberté, il faut prendre conscience qu’ils ne peuvent plus reposer que sur le transcendant. » La foi est le dernier, et le seul refuge contre la tyrannie de l’idole technique. Ellul crevait également nombre de baudruches qui étaient dans l’air du temps : dans Trahison de l’Occident, il s’en prend violemment aux gauchistes et a nombre de leurs combats, comme celui sur l’avortement et la contraception – montrant que ce sont encore des moyens d’asservissement a la technique de l’homme et surtout de la femme en son intimité même. Bref, il a eu des positions insupportables pour les nouveaux bien-pensants. Hostile au féminisme, au progressisme, au tiers-mondisme, à l’islamisme, à l’immigration massive, il est à contre-courant de la gauche sur beaucoup de positions : critique vis-à-vis du FLN, favorable à Israël, etc.

Ainsi, dans De la Révolution aux révoltes, Jacques Ellul pense qu’on ne peut sortir du système dans lequel on vit non pas par une énième révolution ou un « Grand soir » prometteur de lendemains qui (dé)chantent, non par un système planifié de prise du pouvoir, mais par l’émergence de révoltes. Pour lui, les événements qui sont le mieux à même de transformer le monde viennent de révoltes concrètes, ancrées dans des lieux précis. Car il n’est de liberté qu’incarnée, enracinée. Le centre de sa pensée : « On ne peut pas créer une société juste avec des moyens injustes. On ne peut pas créer une société libre avec des moyens d’esclave. » Et la première des libertés face a une société de surconsommation, se conquiert par l’ascèse, par la fixation de limites : « La fixation de limites est toujours constitutive de la société comme de la culture. L’illimité est la négation de l’humain comme de la culture. » Et pour Ellul, comme pour son contemporain Soljenitsyne, autre dissident chrétien, les limites ne sont en rien contraires a la liberté – au contraire : « C’est quand l’homme a appris à être libre qu’il est capable de se limiter. » L’auto-émancipation passe par l’autolimitation. Et le reste n’est que mauvaise littérature.