On oublie que l’économie c’est la vie et le sang des peuples. Il est incroyable qu’une attitude semblable s’impose même chez ceux qu’inspire la tradition chrétienne. Ils devraient pourtant être vaccinés contre la dangereuse idolâtrie s’ils ont gardé en mémoire les grands textes bibliques, comme la page extraordinaire de l’Ecclésiastique : « Il immole un fils sous les yeux de son père, celui qui offre un sacrifice pris sur le bien de pauvres. Le pain des malheureux est la vie des pauvres, celui qui les en prive est un meurtrier. Il donne la mort à son prochain, celui qui lui ôte sa nourriture. Il verse le sang celui qui prive de son salaire le travailleur. » ; ou ce verset des Psaumes : « Quand ils mangent leur pain, ils mangent mon peuple ! » Mais ils ne sont pas lus, et la première révolution, le préalable à toute révolution est désormais, comme toujours, de lire la Bible pour vivre l’Evangile. C’est dans l’économie pratique, reconsidérée théologiquement et philosophiquement, politiquement et socialement, que la nouvelle manière d’aimer que l’Evangile a introduite dans les mouvements de l’histoire transformera la réalité.

Le problème de l’économie n’est pas économique mais anthropologique – et donc théologique. Il faut montrer l’étroite relation existant entre économie et théologie. « Le verbe avoir est la mort de Dieu. » Et la mort de Dieu est celle de sa Création. La mort de Dieu est in fine la mort de l’homme. Plus la productivité croit, plus grandit la pauvreté au niveau global ; plus se développe l’expansion économique, plus augmente la destruction de la nature ; plus s’étend le marché, et donc les possibilités d’échange et d’aide réciproque, plus se développe le déséquilibre social.

L’économie s’est identifiée à la réalité : il n’existe rien en dehors d’elle. Elle est devenue un mythe. Le mythe de l’Occident(1). Le mythe c’est ce à quoi nous croyons sans en être conscient, cette espèce de creuset qui définît pour nous les limites de la réalité. Le mythe est comme la lumière : il permet de voir mais devient lui-même invisible. L’économie est devenue le mythe fondateur de notre réalité occidentale, et ce partant mondiale. On entre dans le domaine du réel et on est reconnu en tant que personne à la seule condition de produire. Encore la nécessité de travailler tant d’heures par jour ne dépend pas essentiellement de l’obligation de production, mais du fait que le travail est l’acte par excellence de participation au réel. La force du mythe consiste à définir les frontières du réel. Il rend naturel le monde totalement artificiel où nous sommes plongés. Il faut s’attaquer au récit mythique de la modernité, au mythologoumenon de l’idolâtrie économique. Le mythe reste efficient tant qu’on y croit et que le Logos ne vient pas le dissoudre. La Bible brise le mythe.

Au coeur de l’articulation mythique contemporaine, il y a le désir du consommateur. C’est le ressort qui fait fonctionner le mécanisme économicoproductif ; sans désir, il n’y aurait ni production ni profit. D’où la nécessité de toujours stimuler ce désir vivant, et même de le développer, voire de le susciter, le créer par la publicité. Parce que si ce désir devait diminuer, où se reporter ailleurs, véritablement ailleurs, vers son au-delà et le tout autre qui est le véritable destin, la vraie destinée, la juste vocation du désir, ce serait la fin, l’explosion du système. On peut même se demander si le vrai but, démoniaque, diabolique, idolâtrique du système n’est pas de détourner le désir de son assomption et accomplissement : « Prosterne-toi à mes pieds et je te donnerai tous ces royaumes que tu vois… » La personne est réduite à sa seule envie. Ce mot est plus approprié que désir, qui indique quelque chose de plus noble, de plus élevé, et qui a déjà une connotation relationnelle. Une telle envie sépare tout individu de ses semblables, le rend avide parce que dans l’obligation de consommer, et le pousse à la compétition. C’est la société de compétition : s’emparer de la meilleure part et se séparer des autres – l’antisociété absolue. Les liens de communauté n’ont plus aucun sens, il n’existe plus qu’un individu potentiellement en guerre contre tous. C’est la réalisation pratique du bellum omnium contra omnes né avec Hobbes au XVII° siècle, et Machiavel avant lui, époque où le pouvoir des marchands a séparé l’éthique de l’économie et de la politique, et a donné naissance à l’individualisme moderne et à la religion du marché. On voit que l’âme cachée du système économique et bel et bien la guerre. « Ah ! Dieu, que la guerre économique est jolie ! » L’imaginaire de l’économie, comme celui de la biologie moderne, c’est au fond la guerre. L’individualisme est l’âme de la modernité, fondé sur la dissolution de tout lien social et la méconnaissance de la religion et de la communauté, qui rassemblent les personnes. Les grandes expériences totalitaires du XX° siècle sont aussi le fruit de l’individualisme, lui-même produit des cinq derniers siècles de culture occidentale. Les fondements de la culture et de la civilisation comme la liberté, la démocratie (2), le travail, la famille, la personne n’ont de sens qu’au sein de la communauté. L’individu n’existe pas : tout le monde naît d’un père, d’une mère, d’une famille et dans un contexte social. Sans communauté, il n’y a pas de liberté mais seulement la concurrence de tous contre tous. On ne peut briser la communauté en la réduisant à une masse de pauvres sans religion, sans famille, sans patrie et sans terre, pour autoriser un groupe de petits malins à continuer de parler de droits de l’homme et de droits civils au coeur des villes de l’apartheid social.

Le lieu de la convocation du sacré n’est plus l’église comme dans le passé, mais le supermarché où chacun peut assouvir ses envies. Il y a embouteillages et processions sur les routes quand s’ouvrent ces sanctuaires modernes, où se concentre la foi des consommateurs. Le supermarché exerce toujours sa fascination parce qu’il offre des marchandises toujours nouvelles : la société est comme imprégnée d’une fièvre permanente de nouveautés, qui stimule la création de produits inédits entretenant la transe sacrée. C’est la technologie qui crée les nouveaux besoins et qui permet au mythe de fonctionner. L’homme engendré par ce mythe est une créature superficielle, sans profondeur, qui a perdu son horizon intérieur, ce que les anciens appelaient l’axe terre-ciel. Au fond, un homme seul, victime d’un terrible pauvreté relationnelle, et qui cherche à combler ce vide existentiel dans l’hyperactivité et l’accumulation des objets. C’est l’industrie de l’évasion et des loisirs (3) qui se charge de rendre moins tragique l’éloignement de soi-même, la dispersion de soi auprès du monde, et qui maintient les êtres humains dan un divertissement permanent – suppléée en sous-main par la drogue. « Nous sommes le tiers-monde de la spiritualité. » Il y a là une méconnaissance de l’ouverture radicale de l’homme que les scolastiques médiévaux caractérisaient en parlant de homo capax Dei : « l’homme est capable de Dieu », et que Pascal décrivait : « l’homme dépasse infiniment l’homme. » Dans le fonctionnement mythique de l’économie, l’homme est au contraire un être vorace et avide, contré sur des biens dont il doit se gaver, dépourvu de toute ouverture vers l’infini. L’avidité est devenue l’âme de la société, et envahit presque tous les aspects de la vie et de la pensée – reléguant les vertus naturelles et les valeurs humaines – l’amour, l’honneur, le sacrifice, l’honnêteté, l’altruisme – au rang de regrets, d’utopies et de rêveries. Une fois admis que chaque besoin est quantifiable, tout peut se mesurer et en définitive s’acheter et se vendre, les organes, la sexualité, les personnes, le patrimoine génétique, le patrimoine biologique des forêts tropicales, la religion, la santé, l’école, les services, etc. comme si la prostitution, c’est-àdire le fiat de vendre et acheter ce qui ne peut être l’objet de marché, s’était généralisée, puisque tout est réifiable et réifié. L’application du principe de concurrence et des lois du marché à toutes les activités humaines est conduite comme un objectif prioritaire par l’Organisation Mondiale du Commerce. Comme dans la fable du roi Midas, pour l’OMC tout se transforme en marchandise. Dan le fonctionnement du système économique actuel, les besoins sont en expansion infinie. Le désir des consommateurs, stimulé par la publicité, alimente une folle poussée vers la possession et une véritable frénésie de consommation - l’argent étant l’instrument infini de cette envie insatiable. L’ouverture radicale de l’homme qui aurait dû rester un espace vide se voit encombrée d’une infinité d’objets. La solitude des êtres humains est proportionnelle à la quantité d’objets avec laquelle ils espèrent combler leur vide intérieur. Nous avons affaire à une idée théologique devenue folle, l’infini de Dieu devenu l’infini de la matière, et on en arrive à suspecter une corrélation entre croissance et cancer.

L’humanité est ainsi opprimée, déprimée et réprimée. Elle est opprimée parce que le désir humain le plus profond, celui qui s’exprime par l’ouverture radicale, n’est pas reconnu. L’homme qui n’a pas été capable d’ouverture infinie s’est transformé en un être à l’espace intérieur sans cesse occupé et asphyxié par l’accumulation des choses. Elle est déprimée, résignée, paralysée, piégée, et montre une fatigue qui présente tous les symptômes de la dépression. Chez les Naga, population tibéto-birmane du Nord-Est de l’Inde, où la nourriture est sacrée et ne peut être commercialisée, il n’existe aucune forme de maladie psychique ni aucune forme de dépression. Elle est réprimée, parce que ce qui fonde son humanité est complètement banni : la véritable réalité de l’être humain est réprimée et confisquée. Cette répression silencieuse est une espèce de douce et agréable euthanasie de la conscience et vise à la normalisation planétaire. Alors il y a des explosions. Les terroristes sont le fruit de l’avidité et de la cupidité du système économique occidental, de sa souveraine indifférence aux conditions insoutenables de certains peuples tourmentés.

Il faut quitter le mythe dominant et élaborer une vision nouvelle de l’existence. Comme Abraham, quitter les idoles et se remettre en chemin. Les économistes travaillent aujourd’hui à la destruction de l’humanité et de la terre en toute irresponsabilité, en se fondant sur une science qui non seulement ne connaît pas la réalité, mais l’occulte. Pour cette raison, nous avons besoin d’une déconstruction de tous les concepts économiques et d’une reconstruction critique. Nombreux sont aujourd’hui les critiques sociaux semblables aux auteurs latins de la fin de l’empire qui avaient observé avec acuité la situation socio-politique de leur temps sans élaborer le moindre projet concret de transformation (5). Comme hier, la vraie révolution viendra du christianisme que bien souvent ils ignorent et méprisent. Cette révolution s’articule sur deux moments essentiels, une phase de déconstruction, celle que les scolastiques nommaient pars destruens, et une phase de proposition, la pars construens – destruction et construction menées de pair. Le mythe disparaît quand il est soumis à la lumière du Logos. Le risque de toute attitude critique étant de rester trop liée à ce qu’elle conteste, il convient de se nourrir des auteurs notamment pré-capitalistes – chrétiens notamment, antiques et médiévaux.

En relisant l’histoire de l’économie, on s’aperçoit, par exemple, qu’au XVII° siècle, sous l’impulsion des philosophes utilitaristes, intérêt privé et amour du prochain ont fait l‘objet d’une tentative de conciliation. Dit banalement, le plus utile à la société, celui qui réalisait l’invitation évangélique à l’amour du prochain, c’était celui qui s’occupait de ses propres affaires. Comme si la main de la Divine Providence – bientôt relayée par la « main invisible » du marché – transformait les vices privés en vertu publique. Ainsi, l’égoïsme, chez Mandeville, Smith et puis tous les autres, devenait la meilleure forme de l’amour du prochain, ne pas donner le principe suprême de l’éthique et de l’Evangile qui, radicalement mal interprété, lui faisait dire le contraire. On a là un travestissement qui continue d’exercer ses effets pervers encore maintenant, à travers la conviction, plutôt répandue, qu’il n’est possible de ne pratiquer la solidarité envers les pauvres que grâce à la croissance économique : il faut bien sûr faire le gâteau avant de le partager… Alors qu’il est fait de la farine des pauvres ! C’est ainsi que s’est mis en branle ce que Karl Polanyi a nommé la grande transformation : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le rôle d’organisation de la société est confié au marché. Avant la modernité, il n’était jamais arrivé que les hommes renoncent à leur pouvoir et à leur responsabilité au profit d’un mécanisme aveugle, en s’en remettant à lui avec la conviction qu’il fera correctement les choses au nom de l’intérêt général. On se demande comment l’humanité a pu avaler pareille bêtise avec un tel aveuglement. L’accroissement de l’efficacité économique ne pourrait avoir lieu qu’à travers la libre concurrence du marché ; la solidarité se réaliserait seulement grâce au manque de solidarité. Voilà toute l’intelligence du monde. Un tel contresens réclame une réaction déterminée qui est à la portée de chacun. Il s’agit de devenir hérétique à la théologie du système, hérétique à l’hérésie même qui identifie liberté politique et liberté du marché, bien de la société et intérêt privé.

Nous devons aussi démasquer un autre élément important du paradigme économique dominant : son aspect sacrificiel, l’axiome des victimes nécessaires (6): on ne peut s’occuper des pauvres, qui doivent être confiées aux mécanismes du marché qui se chargera d’éliminer les superflus. Une fois intériorisé ce paradigme du sacrifice – qu’il faut entendre dans son sens païen où il s’agit toujours, contrairement au christianisme, du sacrifice de l’autre –, on en arrive à être complètement indifférent à la souffrance de millions de victimes immolées sur l’autel du marché libre, pour mieux afficher un mépris de plus en plus ostensible. Ce n’est pas le partage, mais la misère qui se chargera d’éliminer la pauvreté : « Si les pauvres sont rendus misérables, leur nombre diminue. Le secret est connu de tous les chasseurs de rats. Une méthode encore plus rapide préconise l’arsenic », ironisait Thomas Carlyle, tandis que Nietzsche, lui, n’ironisait pas du tout : « Périssent les faibles et les défavorisés, premier principe de notre amour pour les hommes. (7)»

Cet irrespect de l’autre s’étend au biens communs de l’humanité. L’air, l’eau, la terre ne peuvent être considérés comme des ressources à coût zéro ; on ne peut accepter que la nature soit ainsi saccagée impunément pour être reconstruite selon les lois du marché. Le problème de l’économie, c’est qu’elle préfère dévaster la terre plutôt que se remettre en question. La science ne nous sauvera pas. La vision d’un homme « patron et propriétaire de la nature » ne vient de la Genèse, mais des pères fondateurs de la science moderne, à commencer par Descartes et son animal-machine. Il est illusoire de penser que le progrès technologique résoudra les problèmes créés par lui-même.

Argent, marché, croissance et compétitivité poussés à leur paroxysme ne disent pas ce que le système dominant les force à dire. Il s’agit moins de les remplacer que de les transformer. Il s’agit de libérer le désir des hommes de ce qui le réduit à une envie compulsive et de lui donner des ailes pour qu’il s’élève bien plus haut. La transformation du désir, c’est de reconnaître l’infini du désir comme ce qui conteste à fond le faux infini de la consommation toujours croissante. Ainsi ouvre-t-on l’espace à une plus profonde expérience du Mystère qui veut dépasser l’idolâtrie du profit et la marchandisation de la vie. On fait de nouveau l’expérience que l’homme est l’être de la transcendance, face à un horizon infini ; qu’il y a en nous et dans toute réalité un fond, un abîme que nous ne parvenons pas à saisir, que les différentes cultures qualifient de présence ou d’absence selon leur registre linguistique. Dans l’espace encombré par l’entassement des choses, l’homme contemporain lui-même peut percevoir cette ouverture infinie où s’entraperçoit une réalité que Saint Augustin définissait ainsi : « interior intimo meo, summus summo meo », et que les Upanishad disent « plus petite que le coeur de la graine de mil, plus grande que la terre et les montagnes ». Le travail de libération du désir révolutionne les valeurs dominantes : la croissance doit devenir l’extension du désir vers le qualitatif à travers l’amour, la contemplation, l’art ou la connaissance ; la compétition une émulation au bien dirigée vers l’oeuvre commune ; l’échange un don. Donner et recevoir sont les expressions du rythme même de la vie : dans le don l’homme reconnaît sa véritable puissance, et accueillant librement ce don il grandit dans sa propre humanité. Dans le don l’homme se libère du fétichisme de l’argent. Le grand défi actuel consiste à récupérer le réel dans l’intégralité de ses dimensions, la dimension divine de transcendance et de liberté, celle, humaine, des liens, celle, cosmique, d’appartenance à la terre. Sans la dimension du Mystère, ce n’est qu’asphyxie et désespoir ; tisser des rapports seulement fonctionnels signifie perdre le sens de la vie ; négliger les rapports avec le cosmos signifie devenir violent et mécanique.

Il faut travailler par la culture et la spiritualité à faire apparaître un homme d’un nouveau genre qui reconnaisse d’autres valeurs et se fonde sur d’autres axiomes que ceux de l’économie moderne en lui opposant avec force les réalités humaines fondamentales comme l’amour, l’amitié, la sagesse, la foi. L’oeuvre première, profonde et radicale ne réside pas dans l’interrogation philosophique de présupposés, mais dans la tendresse profonde qui engendre l’homme. Transformer la réalité existante en partant de son quotidien est un exercice difficile et exigeant mais à la portée de tous. Cela commence là où l’on exerce un pouvoir effectif – à commencer par sa propre vie. Il faut nous libérer de ces principes pseudo-moraux soutenus depuis quelques siècles, et qui exaltent quelques-unes des qualités humaines les plus déplaisantes en les mettant à la place des vertus les plus élevées. Il faut dire à nouveau que l’avarice est un vice et que l’amour de l’argent est haïssable. Cette démolition de l’importance sociale du capital, de l’hégémonie symbolique – c’est-à-dire réelle – de l’argent, est la condition indispensable pour que la politique retrouve sa vocation originelle : à savoir l’art de construire la vie humaine dans sa dimension de communauté. Il faut souligner la nécessité d’une inspiration qui anime la politique de l’intérieur et se rattache directement au sens de la vie. C’est seulement quand la politique aura repris racine dans une anthropologie plus profonde et sera fondée sur une vision différente du monde qu’elle pourra recouvrer son rôle irremplaçable de construction de la vie en commun. « Le monde est si vieux qu’il faudra en faire un autre pour le voir neuf. » Ainsi parle le poète, en écho du Pape Pie XII : « C’est tout un monde qu’il faut refaire depuis les fondations. » Que passe la figure de ce monde, que viennent la terre nouvelle et les cieux nouveaux !