Dans ses Regards sur le monde actuel, Paul Valéry décrivait ainsi l’unification de la planète : « Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée entre les nations. L’ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l’ère de libre expansion est close : plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de régions hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont les affaires n’engendrent quelque dossier et ne dépendent, par les maléfices de l’écriture, de divers humanistes lointains dans leur bureaux. Le temps du monde fini commence. » Le vingtième siècle a inauguré le temps du monde fini, le nôtre consacre celui de l’homme fini : « Voici la nouvelle clôture : l ‘homme fini, enfermé dans son moi, son identité et ses droits, qui ne tolère aucune référence étrangère à ses désirs, à son corps et à ses origines. En apparence ouvert à tout, l’homme fini s’est laissé enclore dans un cocon qu’il a lui-même secrété. (1)»

Privé des attaches qui l’enracinent dans un milieu, une histoire et une tradition, l’homme contemporain est en proie à de continuelles inquiétudes sur ses origines et sa destination. Mais l’homme contemporain ne veut pas s’astreindre à faire des voeux imprudents, écrivait Chesterton, parce qu’il craint de devenir un autre homme. Il préfère poursuivre une liberté chimérique, qui lui réserve la possibilité fantasmée de satisfaire ses lubies, au lieu de s’exposer aux risques d’un engagement. Le plaisir de se projeter dans un horizon illimité de désirs débouche sur le repli de l’individu sur luimême, sur un intérieur qu’habitent les pulsions primaires d’une vie sans altérité, sur son monde, cette huître refermée sur son firmament.

Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux

Que de ma seule essence

Tout autre n’a pour moi qu’un coeur mystérieux

Tout autre n’est qu’absence.

La société de l’image le coupe par son écran total de toute transcendance, de tout idéal. Un idéal ne s’adapte pas à nos désirs, à nos pensées ou à notre volonté, alors que l’image est taillée sur mesure. L’image s’oppose à l’idéal, qui est l’oeuvre de l’histoire, de la tradition ou de Dieu. Dans la société de l’image où l’idéal se meurt, la Mimésis prolifère. Exister revient alors à se conformer à une pléthore de clichés – dont celui de l’anticonformisme n’est pas le plus marginal. Sous couvert de respect des « différences », la société mimétique érige en culte la similitude, en plus de l’égalité. La spirale de la rivalité mimétique pousse les uns et les autres dans l’imitation par différenciation sans fin. Le multiculturalisme n’instaure pas la multiplicité des cultures au sein d’un même Etat. Il fait plutôt coexister des succédanés de cultures coupées de leurs racines premières au sein d’une grande éponge avide d’absorber dans ses pores le limon de la planète. La belle mosaïque chamarrée en imagination et en discours s’avère en fait un triste camaïeu aux teintes monochromes. La société contemporaine est toujours plus avide d’assister au spectacle de ses propres réalités dans une logique de régression à l’infini – le même mouvement qui fait à l’enfant et à l’artiste contemporain regarder sa crotte.

S’il n’y avait en l’homme l’appel de lointains horizons à découvrir, qu’ils fussent les traits d’un visage nouveau, des pays inconnus ou une oeuvre parlant de loin, s’il n’y avait en son coeur un puits de lumière qui lui fasse voir combien il est imparfait, il vivrait comme une larve. L’homme fini, tout occupé qu’il est non à lever les yeux vers les étoiles ou à scruter l’horizon en navigateur infatigable, mais à se pavaner dans une galerie de glaces, a fait disparaître les référents et les idéaux, bref tout sens vertical de l’altérité, et rampe au ras de ses besoins et envies socialement stimulés. L’homme fini est un dépressif qui, plutôt que d’approcher le réel par une quête inlassable, préfère se prélasser dans l’abîme du rêve techniquement assisté. Faute d’avoir trouvé des idéaux dans la société, la tradition ou la religion, il demeure dans son narcissisme primal, sans points de repère, dans la hantise de la mort.

Vole en éclats, toute cohérence abolie,

Toute juste mesure et toute relation.

Prince et sujet, père et fils, sont rôles oubliés

Car chacun se convainc d’être seul appelé

A devenir Phénix et seul de son espèce.

Comme l’a bien décrit Christopher Lasch, le narcissisme n’est plus une simple donnée du psychisme de quelques individus ; il est devenu un phénomène social se manifestant dans toutes les sphères d’activité. Dans les sociétés libérales où prospère l’atomisme social, les individus vivent en état permanent de dissociation mentale : le discours public célèbre jusqu’à plus soif les libertés de l’individu et les érige en fondements du régime politique et de la vie sociale ; dans les faits, l’individu, privé de repère moral et d’enracinement dans une histoire et une patrie, succombe au conformisme de la publicité, du marché, des modes, des tribus, des médias et du milieu de travail, toutes puissances où se déploie la Mimésis. « On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on naît et l’on meurt maintenant un à un. (4)» La prolifération des images est l’un des facteurs contribuant aux désordres associés à la personnalité narcissique. N’importe qui peut désormais s’ériger en cinéaste de sa propre existence. Une chose n’acquiert de valeur et d’existence que si elle est mise en image. Si la révolution copernicienne arracha l’homme médiéval à la conviction d’être placé au centre de l’univers, l’homme numérique s’y voit revenir, dans un nouveau monde qui alimente ses fantasmes et son vécu – ce nouveau capital.

La catastrophe est généralisée. Les héritages rejetés finissent sans héritiers. Les parents morts font des enfants morts. Le idéaux délaissés meurent sans fracas, dans un gémissement. Nous devrions comme les Troyennes entonner la plainte d‘une race finissante qui égrène ses derniers instants. Les valeurs scintillent de leurs reflets pâlots dans un ciel de significations molles. Mais tout homme est infini. Car tout homme porte en lui une espérance, c’est-à-dire une liberté fondatrice qui se révèle comme le socle intérieur sur lequel il s’appuie pour se dédier à la mise en ordre de son monde. Sa liberté commence en lui-même et rayonne vers le monde immédiat sur lequel son intelligence et sa sensibilité peuvent agir avec discernement. Elle se dissout dan la rêverie d’un salut collectif et s’atrophie dans le cocon d’une vie individuelle sans idéal. Sauf à s’y soustraire par un courage héroïque, il est difficile de se déprendre de la modernité tardive où nous sommes ; elle est à la fois notre horizon et notre fardeau. « La première question qui se pose quand on a constaté que le monde en son ensemble est mauvais est de savoir ce que nous y pouvons. (5)» La liberté commence avec la prise conscience de ce pouvoir qui est en nous, non pas ce pouvoir abstrait et mégalomane qui enivre l’homme fini, mais ce pouvoir simple et sans bruit que l’on affirme en coltinant, jour après jour, le poids de sa petite étoile.

Qui cherche la grandeur sait se discipliner ;

C’est en se limitant que s’affirme le maître,

Et que la liberté, fille des lois, peut naître.

Tandis que l’habillent le polyester et la viscose, le transportent des carlingues en alliage d’acier, l’isolent des parois de polystyrène et de fibre de verre, l’oxygène un air climatisé fauteur de sinusites, l’alimentent des plats conditionnés riches en succédanés et préservateurs, l’homme fini rêve toujours à une vie sans fard ni artifice.

Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,

Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :

Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

La distance et le temps sont vaincus. La science

Trace autour de la terre un chemin triste et droit.

Le monde est rétréci par notre expérience,

Et l’Equateur n’est plus qu’un anneau trop étroit.

Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,

Immobile au seul rang que le départ assigne,

Plongé dans un calcul silencieux et froid.

Tout progrès engendre sa servitude, et la modernité ne fait qu’étendre cette loi d’airain. « Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d’un globe souillé partout ? (9) » Il faut briser le cercle enchanté et entamer notre « percée vers le réel (10) » . C’est une oeuvre à la portée d’une minorité, réalisable en marge du mouvement général de la société. Pour revigorer ce qui reste à l’homme de liberté réelle, il faudra « construire des cloîtres rigoureusement isolés où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront. (11) » « Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger aux lois et aux destinées générales des siècles. (12) » C’est son âme, anima, sa liberté essentielle et réelle – qu’il faut préserver et sauver.