Puisque cela m’a été demandé, j’espère pouvoir ici m’expliquer et répondre à certaines incompréhensions sur mon lapidaire "j'ai perdu la foi".

"Soyez toujours prêt à rendre compte de l'espérance qui est en vous", écrivait Pierre : je suis prêt à rendre compte de mon absence d'espérance - qui n'est ni désespoir ni désespérance mais délivrance.



Curieusement, ayant été déjà dans la position du chrétien croyant face à des chrétiens devenus agnostiques ou athées, j'ai déjà en quelque sorte dit ou écrit beaucoup de choses similaires voire identiques à celles qui m’ont été écrites et dites depuis ma crise et perte de foi.



Et pendant ma crise puis perte de foi de ces dernières années, j'ai aussi entendu et lu de la part d'amis, proches, prêtres, des choses similaires voire identiques.



Et je reçois d'autres courriers du même type d'amis, dont des frères, prêtres, moines, depuis que je l'ai rendue publique.



Je suis très touché par la réelle sollicitude et amitié qui s'y exprime, une véritable charité en acte.



Je crois aussi que l'amitié va au-delà du sentiment. Mais je crois aussi qu'il n'y a pas besoin de "Dieu" pour ça.



Mais rien n'y fait. Effectivement, j'ai lâché prise, décroché, dévissé.



Et c'est la meilleure chose qui me soit arrivée. Et je ne parle pas tant d'un soulagement psychologique que d'une expérience mystique.



Une révélation. Un dépouillement. Un saut dans le vide. Une mise à nue radicale.



Peut-être m'est-il arrivé intérieurement quelque chose comme au miraculé (athée) de La Mort suspendue - pour reprendre une métaphore alpine...



Un autre témoignage m'avait frappé aussi, outre celui de Joe Simpson : celui d'un auteur américain de bandes dessinées (il a écrit un Punk Rock Jesus assez... punk) et surfeur - chrétien, croyant, il manque se noyer dans les vagues en surf - il sort de l'eau, s'en sort - évidence soudaine et définitive : Dieu n'existe pas, il n'y a pas de Dieu.



Un autre ami a eu une expérience similaire de révélation soudaine - nous avons "bataillé" pendant des années, car j'"avais" encore la foi. Ces conversions brutales, soudaines, illuminatives, "mystiques" à l'"athéisme" (ou l'agnosticisme - mais ça va plus loin, car il s'agit d'une forme de certitude et non d'un doute) sont assez "dérangeantes" ou déroutantes pour les croyants, les religieux - parce qu'elles sont une forme de dimension religieuse.



La mienne a été moins soudaine, moins soudainement évidente.



Plusieurs amis chrétiens m'ont dit ou écrit, lorsque je décrivais mon expérience de "conversion" athée, que c'était curieux, car ils avaient vécu leur conversion à Dieu et au Christ de la même façon.



"Cette interprétation que tu fais de ton expérience m'intéresse même s'il m'est difficile de la regarder sous le même angle" m’écrit quelqu’un : bien évidemment.



C'est un peu le "problème" d'ailleurs de la façon chrétienne d'envisager les expériences mystiques authentiques extra-chrétiennes voire extra-religieuses - au mieux, elles sont considérées comme incomplètes ou confuses.



Quand j'étais croyant, je les envisageais de la manière la plus inclusive possible comme d'authentiques expériences mystiques, d'authentiques expériences de Dieu - "Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix et tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de l'homme animé par le souffle..."



J'étais dans une "interprétation" (il ne s'agit pas d'intellect seulement, mais d'expérience-existence dont l'intellect est partie intégrante) la plus inclusive possible du christianisme, qui me paraît encore aujourd'hui la seule possible, logique, légitime - Dieu "tout en tous", le "Christ total".



(Quand nous vivions en famille dans le nord du Cambodge, hors maillage ecclésial, si nous passions dans un temple bouddhiste, nous faisions brûler cierges et encens avec les enfants à saint Josaphat - puisque la légende populaire a canonisé sous ce nom Siddharta Gautama "Bouddha"...)



Je suis passé à une vision plus large, plus inclusive, dont le christianisme ne me parait aujourd'hui qu'une des formulations symboliques et partielles (et hélas souvent partiales - quand le partiel n'a pas conscience de n'être pas total).



Mon plus ancien ami a fait exactement le chemin inverse - du syncrétisme pluraliste (toutes les religions sont des voies d'accès à Dieu) au christianisme (mais qui reste ouvert sur les autres modes religieux d'accès à Dieu) - de Guénon à Massignon : il est d'ailleurs anthropologue du religieux au CNRS.



J'étais bien sûr un fervent des mystiques chrétiens antiques, médiévaux et modernes d'Orient comme d'Occident - et ouvert sur les autres pratiques et mystiques.



Mon parcours pourrait être interprété aujourd'hui par des chrétiens comme exemplaire (ou plutôt contre-exemplaire) des dangers de l'inclusivisme et du syncrétisme dont il est gros...



Surtout que mon expérience-d'existence est allée plus loin - vers une forme d'athéisme mystique, ou de mystique athée.



Certains ont été et sont énervés, agacés, par la dimension semi-publique puis publique de ma perte de foi. Proclamer la foi quand on est croyant, très bien, mais la perte de foi, s'il-vous-plaît, gardez-la pour vous, cachez-la comme un échec ou une maladie honteuse...



Je dois avouer que les réactions de certains chrétiens n'ont pas été à la hauteur - soit la réprobation morale, ou l'argutie théologique ou à côté de la plaque - ça, précisément, ce sont souvent certains prêtres et religieux - en surface ou ailleurs. Ou pudeur peut-être : Dieu seul sonde le secret des cœurs.



J'ai donné aussi dans tous ces travers dans ma crise de foi - agressivité, exagération, condamnation, argumentation, joute - Job sur son fumier. Et je donne encore là-dedans lorsque mon interlocuteur se place sur ce plan.



Mais j'ai aussi eu de vrais échanges compréhensifs et j'en ai encore !



Lorsque j'ai commencé à parler de ma perte de foi, je me suis rendu compte que nombre de mes amis n'étaient "que" catholiques de nom, de culture, de tradition - leur réaction pouvant se résumer à : "Ah bon ? parce que tu y croyais vraiment ?" Du coup je les ai saoulés avec les affres de ma crise de foi.



D'autres, chrétiens de conviction, de croyance, de foi, (avec des gradations), se sont souvent montrés défensifs, offensifs, agressifs, au mieux avec une certaine commisération condescendante qui ne faisaient guère honneur au christianisme.



D'autres enfin, moins nombreux, ceux qui avaient sans doute la foi la mieux chevillée au corps, se sont montrés au contraire compréhensifs, interrogatifs, charitables.



D'autres enfin, tiraillés par les mêmes doutes et crises qui m'ont traversé, se sont montrés également interrogatifs et compréhensifs, ont partagé leurs doutes avec moi - même s'ils n'ont pas dévissé.



Car lâcher prise est une décision, lourde de conséquence, j'en ai bien conscience, mais légère en même temps - un retour à la légèreté et à la liberté dans le rapport à ce qui est.



Je crois que "Dieu" est le nom que certains donnent au fond de l'être, au mystère, à l'ouvert... - un nom pour moi trop personnaliste et anthropomorphiste, trop anthropocentrique.



Si ce nom garde l'ouvert ouvert, l'ouvert en tant qu'ouvert - comme chez Nazianze ou Eckhart entre autres - tant mieux.



Mais sinon, tant pis - et toute la dogmatique et canonique et machinerie théologique-rationnelle est là pour canaliser, brider et juguler la mystique - la circonscrire et la fermer, l'enfermer (combien de fois l'Eglise a à proprement parler enfermé ses/les mystiques, quand elle ne les a pas brûlés !).



Jésus a voulu réouvrir l'ouvert en tant qu'ouvert, que relationnel ouvert, que relation ouverte, le Père, l'Esprit sont des concepts métaphoriques ouverts que la dogmatique a voulu rationaliser (et enfermer et durcir) dans le dogme trinitaire qui est déjà une atteinte au mystère. Comme la plupart de ceux qui ont voulu réouvrir l'ouvert, ou réouvrir l'ouvert dans les hommes, réouvrir les hommes à l'ouvert, ça a mal fini pour lui - comme Hallaj ou Gandhi...



Gandhi est pour moi un "christ" aussi, comme Jésus en a été un. Gandhi va même plus loin que Jésus dans certains aspects de la non-violence, de l'in-nocence - végétarisme par exemple. Jésus est un Gandhi divinisé - comme Gandhi l'est en Inde, d'ailleurs...



J'aime Jésus, j'aime Gandhi, même si contrairement à eux je n'ai pas de "Dieu", j'aime bien aussi le taoïsme christique d'un François Cheng, ou le christianisme ouvert d'un Panikkar, ou encore Krishnamurti - même si je les trouve trop idéalistes et spiritualistes.



Effectivement, mon évolution de ces dernières années n'a pas été sans hésitations ni contradictions, que je n'ai pas forcément cherché à lisser ni à coordonner, mais plutôt à exprimer au fur et à mesure - comme Job dans la nuit sur son tas de fumier (même si je n'ai pas connu ses malheurs - d'ailleurs, il ne serait pas honnête comme j'ai pu être tenté de le faire parfois de rejeter sur l'impéritie humaine des catholiques ma perte de foi - impéritie que je connaissais aussi bien quand j'étais croyant - mais que je considérais en partie différemment, mais en partie seulement).



J'ai essayé de me dépatouiller rationnellement, psychologiquement, etc., non sans mauvaise foi parfois (lorsque je dis que le christianisme n'était pour moi qu'idéologie ou visions du monde - c'est faux !), de cette évolution - mais l'essentiel ne se passait pas là.



C'était tentant de rationaliser ainsi - par l'idéologie ou la psychologie.



Certains amis catholiques m'ont expliqué que je n'avais jamais eu la foi, mais que c'était une construction intellectuelle, une "foi" intellectuelle, une fausse foi - j'ai failli reprendre cette explication tranquillisante pour tous à mon compte, mais elle n'était pas satisfaisante car elle était fausse - elle ne concernait que l'étoffe intellectuelle ou l'écorce théologico-philosophique de la foi.



D'autres m'ont expliqué ma perte de foi (si ce n'est ma foi) par la psychologie, etc. - cette explication ne m'a jamais convaincu, même si par honnêteté j'expose les faits ou événements qui ont précédé ou accompagné ma crise et perte de foi.



D'autres événements ou traumatismes psychologiques ont accompagné toute mon enfance et adolescence (comme la plupart des gens), on ne peut pas rabattre l'évolution spirituelle (ni intellectuelle d'ailleurs) sur le vécu psychique.



Sans nier les interactions entre les dimensions mystique, psychologique, intellectuelle-idéologique.



Mais cela - le changement profond - ne se passait fondamentalement ni sur un plan sociologique, ni idéologique, ni intellectuel, ni psychologique.



Cela se passait sur un plan profond que je ne saurais qualifier autrement que de mystique.



Cela dit, c'est une évolution profonde qui s'est passée sur plusieurs années (ses débuts critiques - au sens de crise - ayant précédé d'un an au moins les débuts de son expression semi-publique) et dont les expressions privées ou publiques ne rendaient pas forcément compte de la profondeur des transformations tectoniques - transformation des soubassements mêmes de l'existence, de la "vision", de la "perception".



De mon point de vue, je ne suis plus dans la nuit de la foi, ni dans le tunnel, etc. Je ne suis plus en crise. Je ne suis plus dans la ténèbre. Une véritable lumière s'est faite, une illumination, avec une grande paix mystique. J'ai exprimé ça ainsi :



"Le sol s'est dérobé sous mes pas, j'étais dans le noir complet, l'abîme, la ténèbre, j'ai d'abord essayé pendant un an ou deux d'endurer en silence, de pratiquer, de forcer, de continuer, mais ça ne faisait qu'empirer, alors j'ai tout lâché, mais j'ai essayé de me raccrocher encore où je pouvais, de rationaliser, de verbaliser, etc. - entre Job sur son tas de fumier grattant ses plaies avec un tesson de céramique, criant, hurlant, se lamentant, insultant, exagérant, provoquant, etc. et Nietzsche raisonnant, réduisant, se répandant aussi, insultant, exagérant, provoquant, etc. - comme un amoureux déçu ou un enfant perdu. Tout s'est écroulé, et mes châteaux de sable aussi et mes épées d'encre et de papier.

Puis j'ai lâché prise, j'ai consenti à la nuit, et la lumière est revenue - une lumière qui comprend la nuit, ou une ténèbre qui comprend la lumière. Quelque chose comme ça en tout cas. Quelque chose comme une paix, si ce n'est la paix. Tout m'a été rendu - mais sous une autre lumière, surhumaine, crue - nu et dépouillé."

Je suis donc sorti de la crise, ou du tunnel. Apaisé. Sur le plan mystique.



Même si ça bouillonne sur tous les autres plans ! Une remise en cause aussi fondamentale du fondement de l'être et de l'existence a des effets profonds qui ne peuvent se déployer que sur le long terme. Je suis loin d'être apaisé sur les plans psychologiques, intellectuels, etc.



Je suis certes imprégné de christianisme jusqu'à la moelle et un compagnonnage assez long avec Jésus ne peut pas ne pas laisser de traces - traces bénéfiques que je ne cherche pas à effacer.



J'aime et j'admire Jésus, même si ce n'est qu'un homme, même s'il n'y a pas de Dieu, même s'il n'est pas ressuscité d'entre les morts, etc.



C'est quelqu'un qui a su s'ouvrir et qui a su ouvrir à une autre dimension de l'existence - même s'il me semble qu'il ne faut pas figer ses métaphores en dogmes ("Père" etc.) - au fond mystérieux de l'être, qu'on peut appeler "Dieu" même si cette appellation est trop anthropomorphique (deus, theos, Zeus, etc.).



Ce qui me dérange dans le christianisme "historique", "dogmatique", c'est qu'il a eu et a toujours tendance à refermer le mystère que Jésus a au contraire ouvert dans le contexte religieux de son époque - il me semble qu'être chrétien c'est au contraire ouvrir toujours davantage le mystère, s'ouvrir toujours davantage au mystère par-delà concepts, dogmes et images (la Trinité ouvre le Dieu monique à la pluralité relationnelle, à une sorte d'écologie divine, mais le dogme trinitaire referme cette ouverture, etc.) : Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze, Eckhart - "Dieu au delà-de Dieu", "Toi l'au-delà de Tout" - et même, plus loin, plus large, "au-delà de Dieu", "le Tout au-delà du Toi"...



DUC IN ALTUM. Avance au large. Avance en hauteur. Avance en profondeur.



Ce en quoi je suis, encore, peut-être, d'une certaine façon, très hétérodoxe, "chrétien".



Élargissement aussi de l'amour et de la compassion non seulement à tout être humain mais à tout être vivant et à tout ce qui est.



Si le christianisme, c'est la dynamique du Christ, la dynamique d'amour-charité-compassion universelle de Jésus, alors je suis chrétien "au-delà" du Christ historique, comme l'était François, et si le franciscanisme c'est cette reprise-élargissement de la dynamique christique, alors je suis chrétien et franciscain - mais athée, sans-Dieu, sans-dieu.



Le nom "Dieu" ou "Père " étant une métaphore et une personnification, un symbole humain, trop humain, qui doit être ouverture et ouvert et non fermeture et fermé, du fond de l'être, de l'Être au fond de tout être et de toute vie.



Et il en va de même pour toute religion, philosophie, mystique, etc. Ouverture, ouverture, ouverture !



Sinon, pour ce qui est de ma vie, je ne vis pas comme je voudrais vivre, après des années de bénévolat et volontariat solitaire et en famille, je vis une vie banale ou normale de professeur de philosophie et de père de famille, ni riche ni pauvre, trop riche en superflu à mon goût et trop pauvre en essentiel, essayant d'introduire cette dimension compassionnelle pour tous et pour tout dans mon quotidien - entre autres petits exemples par le passage au végétarisme (brutal pour ma femme, progressif pour moi) par exemple, et sans doute - car c'est la suite charitable logique - au végétalisme - mais sans remise en cause radicale du mode de vie - bref, j'en suis à peu près par rapport à ma mystique à peu près où en sont la plupart des chrétiens par rapport à la leur.



Rien de total, rien de radical, rien de fou.



Je ne "vaux" (façon de parler) pas mieux que les autres, et moins que beaucoup d'autres - donc, respect à ceux qui font et sont ce qu'ils croient, respect et admiration pour Gandhi et Mère Teresa, quelles que soient leurs limites et leurs motivations (qui, je pense, au fond, sont les mêmes - intuition mystique profonde de l'Être au fond de tout être et compassion universelle).



Je voudrais vivre quelque chose de radicalement autre, de profondément en accord avec "ma" ou la mystique, mais je ne trouve pas le comment, je ne trouve pas la voie et la vertu, je n'ai pas trouvé "le dégagement rêvé", "le lieu et la formule" où "posséder la vérité dans un corps et dans une âme", je reste enlisé dans une vie qui ne me correspond pas.



Et je commence à désespérer de jamais en sortir.