Comme disait le philosophe (juif) Levinas : "Dieu n'a pas de religion."

En fait, je ne crois pas en "Dieu", je pense - et c'est une exigence rationnelle - qu'il y a un "Dieu", c'est-à-dire un être ou un néant ou un au-delà de l'être, une énergie ou une force première et transcendante et immanente à la fois, d'où tout est sorti (créé ? émané ?) et dans lequel tout se maintient - et que la science ne peut approcher ni élucider car il s'agit d'un au-delà de la science et de tout savoir.

Ce mystère de l'être est appelé Dieu par chez nous, mais on peut l'appeler autrement (divinité, déité, Néant, Soi, Tout-Autre, etc.)

C'est ce que Pascal appelle le "Dieu des philosophes", qui est un concept rationnel (depuis le principe premier, moteur immobile, etc., d'Aristote) et qui correspond à une exigence de la raison de connaître l'origine radicale des chose - non seulement physique, mais métaphysique, car la physique explique le comment mais pas le pourquoi - et, pour le dire avec Leibniz, la question métaphysique fondamentale est : "pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?"

Ce qui suppose bien que si le rien peut donner quelque chose, c'est qu'il y a une puissance d'être en lui. "Dieu" pourrait désigner cette puissance d'être en tout et au-delà de tout.

A cette étape, je suis "déiste de raison", "déiste rationaliste" comme Voltaire etc.

J'aime beaucoup la mystique, qui est une pratique expérimentale de la théologie négative ou apophatique, qui est tentative d'expérimenter l'inexpérimentable, qui est étreinte de l'invisible et expression de l'ineffable, et j'aime beaucoup la théologie apophatique et mystique qui exprime de manière rationnelle tant que possible - jusqu'au point de rupture - ce mystère insondable de l'être : chez les chrétiens, Grégoire de Nysse, Denys l'Aréopagite, Maître Eckhart ("Dieu au-delà de Dieu"), Jean de la Croix, Nicolas de Cues, etc., qui comme Socrate l'inspiré professent la "docte ignorance".

J'aime également les mystiques indiennes, bouddhistes, taoïstes, musulmanes (soufis...), qui rejoignent souvent les juives et chrétiennes.

Tout ce qu'on peut dire de "Dieu", de l'"Etre", n'est finalement rien, ou pas grand-chose, ou seulement des propositions négatives (théologie négative, apophatisme) : "Dieu" n'est pas ceci, n'est pas cela, etc. - si bien que ce théisme théorique débouche sur un athéisme pratique : si "Dieu" est si autre - puissance infinie, éternelle, incommensurable, etc. - il n'a rien à voir avec vous de manière personnelle, individuelle - à part qu'en lui, comme puissance d'être, nous avons comme le dit saint Paul après Aristote "la vie, le mouvement et l'être".

Bref, comme le dit le proverbe africain : "Dieu est en haut et les hommes sont en bas." C'est-à-dire, chacun chez soi, chacun ses affaires. Mais c'est encore une vision encore trop anthropomorphique et anthropocentrée de "Dieu".

A cette étape, je suis théiste théorique ou déiste de raison, et athée pratique. D'ailleurs, la survie de l'homme, de l'âme, etc., n'est pas en question ici. On peut être déiste sans croire à l'immortalité de l'âme etc., bref être déiste et matérialiste - athée pratique.

Je crois que les religions sont cet effort de l'homme pour sonder l'insondable, toucher l'intouchable, atteindre l'inaccessible, bref se diviniser, diviniser l'homme et l'univers, et qu'en ce sens elles sont une dimension inextinguible de la condition humaine et sans doute une part de sa dignité et une expression de son dynamisme - aller au-delà de soi-même - qui lui a fait quitter l'animalité - bref, une expression centrale de la culture dont les préhistoriens font remonter l'origine aux premiers rites funéraires.

Ce qui suppose une forme de croyance en l'immortalité - expression d'une volonté d'immortalité, de s'immortaliser.

C'est une étape très importante de la culture que la croyance en l'immortalité de l'âme pour la valeur personnelle de l'individu - c'est même l'expression croissante de la valeur irremplaçable de la personne humaine, de chacun.

A cette étape, je suis théiste théorique ou déiste de raison, et athée pratique et matérialiste scientifique (pas au sens marxiste), mais pas antireligieux et même éventuellement pro-religieux, voire religieux.

Il me semble que chaque religion, sans son ensemble comme dans ses variations (et déformations voire perversions) exprime une vision de l'homme et l'univers, un projet sur l'homme et l'univers, un ensemble de valeurs fondamentales qui orientent l'existence.

Les plus grands philosophes, croyants ou incroyants, expriment depuis l'origine de la philosophie (Socrate, Platon...) jusqu'à notre philosophie (Kant, Hegel, et même Marx...) une volonté d'élucidation et de rationalisation, d'explication des vérités religieuses, c'est-à-dire de vérités sur le monde et l'homme exprimées, enveloppées dans une forme religieuse, mythique, symbolique...

Il me semble que les travaux anthropologiques de René Girard sur le judaïsme puis christianisme comme révélation et dénonciation des tendances à l'oeuvre dans l'humanité et fondatrice justement du sacré religieux et social "païen" (rivalité mimétique, violence fondatrice, bouc émissaire, sacrifice humain, etc.) sont une illustration de cette élucidation et éventuellement hiérarchisation des valeurs religieuses.

Je crois que les valeurs fondamentales exprimées dans le judéo-christianisme, fondatrices de notre civilisation, sont particulièrement pertinentes, même exprimées de manière mythique : voir l'univers comme création et cosmos doit mener à l'admirer et le respecter infiniment dans son unicité ainsi que chaque être qu'il contient, voir chacun comme devant ressusciter non seulement dans son âme mais aussi dans son corps doit amener un respect infini de chaque personne humaine dans son unicité et singularité irremplaçable et notamment dans sa corporéité et pas seulement sa spiritualité.

Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que c'est de la chrétienté qu'est sortie (dans tous les sens du terme) la modernité, pour le meilleur mais aussi pour le pire - je passerai ici sur tous les travaux innombrables et décisifs sur la modernité comme sécularisation de la chrétienté, comme chrétienté laïcisé, voire christianisme athée - voire Marcel Gauchet, pour qui "le christianisme est la religion de la sortie de la religion" ("Le désenchantement du monde").

Ce n'est pas pour rien non plus que les Eglises - et la principale qui est la catholique, et les autres réunies dans le Conseil oecuménique des Eglises - ont intégré, accompagné, voire suscité les valeurs du monde moderne.

(Même Galilée était le "physicien" du pape, son protégé et son ami, c'est d'ailleurs à cause de cette tutelle directe que certaines de ses thèses on été condamnées - précisément, ce qui a été condamné chez lui, ce n'est pas son héliocentrisme, mais sa condamnation sans appel du géocentrisme - le pape lui demandant l'exposition équilibrée des deux thèses contradictoires et une suspension du jugement jusqu'à nouvel ordre, ce que Galilée a accepté mais n'a pas fait - et comme il utilisait à l'appui de sa thèse héliocentrique de nombreux arguments bibliques, théologiques, scolastiques, etc., et non pas rigoureusement scientifiques, et surtout, sans preuves - a l'époque il ne s'agit que de grandes théories plus "philosophiques" que "scientifiques" - c'est pour cela que, voulant se démarquer de Galilée trop théologien, Descartes, et en cela véritable fondateur de la science moderne, aura pour projet une science entièrement rationnelle et expérimentale.)

J'assume l'histoire et l'historicité des Eglises même si je n'en justifie pas tous les aspects (Inquisition etc.) même si je les comprends historiquement (comment c'est arrivé) mais ce qui m'intéresse avant tout, même en m'intéressant à leur histoire (comme je m'intéresserais à l'histoire de quiconque m'intéresse), ce sont les religions aujourd'hui et les valeurs qu'elles prônent et promeuvent.

Et là, je suis, d'héritage assumé, c'est-à-dire à la fois reçu et choisi, catholique - catholique critique, mais catholique.

Je résume : je suis théiste théorique ou déiste de raison, athée pratique et rationaliste matérialiste scientifique, théologien mystique et apophatique, religieux croyant et judéo-chrétien oecuménique, catholique de culture, de tradition et de raison - et le tout non sans tension, mais sans exclusive, de manière inclusive, mais non tout sur le même plan - chaque dimension en son plan, chaque chose en son ordre ou stade - cf. Pascal et Kierkegaard.

Pour Pascal, il faut être "géomètre, pyrrhonien, chrétien", c'est-à-dire "scientifique, sceptique, catholique", ou encore "rationaliste, relativiste, croyant", ou encore "matérialiste, nihiliste, religieux", ou encore "physicien, philosophe, mystique" - simultanément et successivement, sans confusion ni séparation, dans chaque ordre de réalité concerné - "ordre des corps", "ordre des esprits", "ordre du coeur" - ordre de l'extériorité matérielle, ordre de l'intériorité spirituelle, ordre de la charité universelle.

Pour Kierkegaard, chacun doit passer du "stade esthétique" au "stade éthique" puis au "stade religieux" - c'est alors le "saut dans la foi".

Et, quelles que soient mes évolutions et variations sur ce qui précède, le credo de Dostoïevski reste le mien : croyant ou athée, je crois comme lui qu'il n'y a rien de plus beau, de plus vrai, de meilleur que le Christ - et en quoi la vérité pourrait-elle s'opposer à lui ?

Quelle vérité, d'abord, et sur quel plan ? Je crois que la vérité du Christ se place sur un plan spirituel, existentiel et moral, qui n'est pas le même que le plan matériel, physique... - où les vérités scientifiques d'ailleurs progressives, provisoires, évolutives, jamais définitives...

Je crois que le vérité du Christ est de l'ordre du projet plutôt que de celui de la description, de l'ordre donc de la liberté plutôt que de celui de la nécessité.

Comme le dit Hannah Arendt (philosophe juive athée) sur les Evangiles, la liberté est du côté de la foi, du miracle, de la résurrection, de la création et de la recréation - affirmer un Dieu créateur et recréateur, ressusciteur, dont l'homme est à l'image et ressemblance et Dieu qui vient jusqu'à se faire homme pour que, comme le dit toute la tradition de l'Eglise, l'homme se fasse Dieu, c'est affirmer l'essentielle puissance de commencement et de recommencement de Dieu, de l'homme, du Dieu fait homme et de l'homme fait Dieu, c'est-à-dire l'essentielle liberté divine, donc humaine - ou humaine, donc divine, si l'on pense que l'homme crée Dieu à son image.

J'aime le Christ, sa personne historique et mythique, je crois au Christ, je crois en Christ, je crois dans le Christ. Et je suis chrétien, au moins de projet, si, comme dit Basile de Césarée, le christianisme, c'est l'imitation du Christ.

Et tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien...

(Un anarchriste dans la nuit)