Je lui reproche moins l'indépendance de l'Algérie que la honte, le sang qui en furent le prix, les corps torturés des dix-mille harkis, les cités blanches investies et occupées comme des villes ennemies, les hommes hier poussés au désespoir et à des crimes par la menace du déracinement, et aujourd'hui traqués, humiliés, emprisonnés, condamnés. Jamais Charles de Gaulle n'a laissé tomber un mot de tendresse ou de pitié pour ce peuple arraché cependant à ses sources, jamais un geste d'encouragement, un don personnel, afin d'aider tous les braves gens qui se débattent dans les pires peines pour assurer aux harkis réfugiés une existence moins précaire. Non, cette cruauté me repousse loin de l'homme, malgré son énergie ; loin de l'oeuvre, malgré ses aspects positifs. Elle frappe d'indignité l'Etat tout entier. Car l'Etat n'est pas un "monstre glacé", il est aussi le gardien de la justice et de la fraternité. Nous ne voulons pas d'un Etat fondé sur l'injustice.

Philippe Ariès, Examen d'un régime, La Nation Française, 2 janvier 1963.