Entendons les vrais fédéralistes : ceux qui ne réduisent pas le fédéralisme à une sorte d'européisme frénétique, à un activisme brouillon tendant à fondre de force nos communautés et nos patries dans un Super-Etat grotesque et inconcevable ; mais bien ceux qui entendent au contraire mener à bien, en même temps, l'entreprise européenne et une profonde réforme de nos institutions poilitiques, économiques et sociales, c'est-à-dire ceux qui ne séparent pas la nécessaire construction de l'Europe de la non moins nécessaire édification d'une société plus juste, plus libre, du dépassement d'une démocratie bourgeoise incapable sans vigoureuse transformation de s'opposer valablement à la finance internationale. Car il existait une équivoque. On a trop souvent, dans la grande presse et ailleurs réduit le débat européen à une querelle entre "fonctionnalistes" - qui veulent organiser l'Europe par petits bouts plus ou moins saugrenus - et pseudo-fédéralistes partisans du Super-Etat européen. Rien n'est plus faux. Les européistes à tout prix font de l'Europe un caprice de la géographie ; ils s'imaginent pouvoir "faire l'Europe" à coup de décrets jacobins et de simplifications mutilatrices ; ils n'ont aucune idée de la diversité des moeurs, de la spécificité des cultures ; pour eux toute tradition est préjugé, vieillerie, empêchement a broyer ; ils se sont fabriqué une fois pour toute une explication définitive du monde et de la société à coup de slogans faciles, de rabâchages sur l'histoire "en marche" et de géométrie politique. Ce qui démontre qu'ils ne sont pas, n'ont jamais été et ne seront jamais des fédéralistes, mais tout au plus des imbéciles. En effet, ou bien leur plan unificateur réussit (ce qui est heureusement improbable) ; alors la force réelle de l'Europe - ses libertés, ses diversités, ses communautés, ses patries, toute cette tension vitale et créatrice qui en fait la maîtresse et l'éducatrice du monde - se désagrège, le Super-Etat continental ne pouvant être qu'un colosse aux pieds d'argile. Ou bien ce plan échoue ; mais le mal est fait, les populations européennes, déjà trop sensibles aux suggestions du nationalisme (comme on ne le voit que trop en ce moment) se détournent d'une Europe qui ne peut dans ces conditions leur apparaître que comme la négation ou le viol de leurs patries : les excités sont toujours les meilleurs agents recruteurs des excités de l'autre bord. Imbéciles donc ou complices.

Max Richard, Fédération, 1952.