L’an dernier, le gouvernement traitait un humoriste en ennemi public numéro un. Aujourd’hui, des terroristes assassinent des caricaturistes. Fini de rire ?

Tout le monde il est choqué. Tout le monde il va défiler. Valls y convie jusqu’à Sarkozy. Pour que la récupération des avantages collatéraux de cet ignoble attentat soit complète, il ne reste plus au Front National qu’à s’inviter aux défilés, et à Frigide Barjot qu’à se proclamer porte-parole de LMRPT (La Marche républicaine pour tous) « contre le terrorisme et contre l’islamophobie ». Même l’Eglise catholique, grande dame, fait sonner le glas pour ceux qui l’ont tant moquée – plus classieuse que tous ces « cathos » qui pensent trop fort « bien fait pour eux » sur les réseaux sociaux. Il est vrai que ce ne sont ni des frontistes ni des papistes, au moins autant moqués par Charlie que les islamistes, qui ont fait le coup.

En tout cas, entre larmes, cris, dénonciations, voire satisfaction rentrée, le rire a disparu, le rire est mort, le rire est enterré. Les terroristes ont gagné. C’est le déferlement de l’émotion, la submersion par l’émotionnel et le sensationnel – alors que le rire, on le sait au moins depuis Bergson, n’a pas plus grand ennemi que l’émotion : il s’adresse à l’intelligence pure, ayant quelque chose d’à la fois cruel et intellectuel, qui tient à sa distanciation comique – qui lui donne quelque rapport avec l’ironie philosophique, qui valut à Socrate d’être condamné à mort par un tribunal démocratique.



C’est sans doute pour ça que le rire est si détesté des puissants comme des violents, leurs concurrents dans la lutte pour le pouvoir symbolique. C’est sans doute pour ça que l’on a vu un gouvernement se ridiculiser très sérieusement dans la « chasse à la quenelle » et le Conseil d’Etat interdire des spectacles satiriques susceptibles de « mettre en cause la cohésion nationale » - et l’on entendit même le Premier ministre d’alors déclarer : « Dieudonné, on l’aura au portefeuille comme Al Capone. »

Quand l’Etat par ses ministres traite un humoriste comme un bandit, il est cruellement risible de voir ces mêmes ministres s’indigner de voir des caricaturistes flingués comme des gangsters par un gang adverse. La dénonciation précède l’exécution, ou en procède en pensée : on entendit souvent l’an dernier des propos comme ceux du journaliste Philippe Tesson parlant de Dieudonné sur Radio Classique : « Ce type, sa mort par exécution par un peloton de soldats me réjouirait profondément (…) Pour moi, c’est une bête immonde, donc on le supprime et c’est tout. » Comme disait Guy Debord, cet intellectuel qui savait si bien le rire cruel : « Je ne suis pas un journaliste de gauche, je n'ai jamais dénoncé personne. »

Drôle d’époque que celle où les humoristes sont ainsi pris au sérieux, que ce soit par leurs ennemis comme par leurs fans , ou même par eux-mêmes comme Dieudonné sinistre hors scène et tous les petits humoristes soudain très moralistes sur les ondes et les plateaux télés… Drôle d’époque où des caricaturistes deviennent les derniers symboles et les nouveaux martyrs de la liberté d’expression !

Adolphe Thiers, ministre de l’Intérieur, déclarait déjà en 1835 : « Il n’y a rien de plus dangereux (…) que les caricatures infâmes, les dessins séditieux, il n’y a pas de provocation plus directe aux attentats. »



Quant à nous, loin de nous laisser intimider ni intimer respect par les uns ni par les autres, ministres ou terroristes, contre tous les Thiers et tous les tueurs du monde, gardons sauf notre esprit de dérision et de sédition – dérisoire hommage à l’intelligence et à la raison, et aux victimes des puissants et des violents.