Jacques Maritain (1882-1973) traversa le xxe siècle en témoin bouleversé de la montée de « l’Empire païen », qui prit la forme barbare des totalitarismes au nom de la domination de la race ou de la dictature du prolétariat. Les tragédies du siècle ont largement mobilisé la pensée du philosophe ; elles l’ont conduit à des positions courageuses et originales que son thomisme assez scolastique ne semblait pas annoncer. Condamnant le franquisme avant la seconde guerre mondiale, il dénonçait aussi, dès les années 30, « la catastrophe totalitaire qui a lâché l’enfer sur l’Europe1 Principes d’une politique humaniste, dans Œuvres complètes,... 1 », mais il ne se contentait pas de constats. A ses yeux, ces tragédies trouvaient leur origine dans « plusieurs siècles d’erreurs2 Raison et raisons, OC, VIII, p. 409 (article paru d’abord... 2 ». La tâche du philosophe consistait, dès lors, à analyser ces erreurs, mais en vue de redonner à l’Europe et au monde les chances d’un avenir de justice et de paix, dans une civilisation humaniste faisant toute sa place à l’homme. Car :

si la victoire n’apportait pas les bases d’une réorganisation mondiale engageant l’effort des hommes dans une œuvre commune dominée par un tel idéal, la civilisation n’aurait échappé à un péril imminent de destruction que pour entrer dans une période de chaos3 Préface à Christianisme et démocratie (1943), OC, VII,... 3 .

Du coup, la pensée de Maritain nous oblige encore à nous interroger : victoire sur les totalitarismes et/ou chaos après tant d’espoirs ? Peut-elle nous aider à regarder l’avenir dans un présent tourmenté ?

La démocratie manquée

On ne se tromperait guère si l’on estimait que le centre de gravité de la pensée politique de Maritain se trouve dans une analyse de « la tragédie des démocraties4 Christianisme et démocratie (1943), OC, VII, p. 71... 4 », ou dans l’idée que les sociétés occidentales n’ont en réalité jamais connu une vraie démocratie. Certes, les démocraties ont commis des erreurs fatales qu’ont exploitées ses ennemis mortels ; mais, surtout :

une grande cause de l’échec des démocraties modernes à réaliser la démocratie est le fait que cette réalisation exigeait inéluctablement de s’accomplir dans l’ordre social comme dans l’ordre politique, et cette exigence n’a pas été satisfaite. Les antagonismes irréductibles inhérents à une économie fondée sur la fécondité de l’argent, l’égoïsme des classes possédantes et la sécession du prolétariat… ont empêché les affirmations démocratiques de passer dans la vie sociale ; et l’impuissance des sociétés modernes devant la misère et devant la déshumanisation du travail, leur impossibilité à surmonter l’exploitation de l’homme par l’homme ont été pour elles une amère faillite.

La cause principale est toutefois d’ordre à la fois intellectuel et spirituel. Ce qui exige de remonter aux philosophies qui ont engagé le processus démocratique dans l’impasse, par exemple en flattant le peuple, et d’analyser les « philosophies esclavagistes » qui ont fait miroiter aux masses leur libération tout en les aliénant à un Parti souverain ou au culte de la race. Remonter à ces philosophies, non point pour confondre la démocratie, mais pour retrouver les bases d’une « philosophie démocratique authentique », tel est l’axe de la pensée politique de Maritain. En ce sens, si critique soit-il de la modernité et de ses erreurs, il reste un fidèle de la démocratie, tout son effort de philosophe consistant à retrouver les fondements d’une juste démocratie :

La question n’est pas de trouver un nom nouveau pour la démocratie, mais de découvrir sa véritable essence ; de passer de la démocratie bourgeoise, desséchée par ses hypocrisies et par manque de sève évangélique, à une démocratie intégralement humaine ; de la démocratie manquée à la démocratie réelle5 Ibidem, p. 716. 5 .

Puisque l’échec de la démocratie tient en partie à des sources intellectuelles et spirituelles, en même temps qu’à un fléchissement moral du sens de la justice et du bien commun de l’humanité prise comme totalité, par emprise de l’individualisme et du matérialisme, le renouveau ne pourra pas venir seulement de la mise en place de nouvelles règles du jeu politique, de la fidélité à des procédures permettant communication et discussion. Si indispensables que soient ces tâches, elles seraient illusoires si l’on ne haussait pas les citoyens à la hauteur de l’idéal démocratique, car il y en a un, lequel suppose une participation active et un engagement sur des valeurs fondamentales exigeantes (justice, solidarité, sens d’une fraternité universelle…). On doit donc supposer tout un travail d’éducation du citoyen et la recherche d’un bien commun qui ne peut pas aller sans efforts et devoirs de chacun et de tous. C’est pourquoi :

le mot démocratie, dans l’usage des peuples modernes, a un sens beaucoup plus large que dans les traités classiques de science du gouvernement. Il désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, un état d’esprit… Dès l’instant que les circonstances historiques s’y prêtent, le dynamisme de la pensée démocratique va de lui-même, vers la forme de gouvernement du même nom, qui consiste, selon l’expression d’Abraham Lincoln, dans « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple »6 Ibidem, p. 719. Maritain parle de la « forme républicaine »... 6 .

Telles sont l’approche et la définition retenues, et c’est pourquoi Maritain conduit du même mouvement une réflexion sur la démocratie et une réflexion sur le peuple. Théoricien du peuple, comme peu le sont dans les rangs de la philosophie politique, qu’entend-il par là ?

Une philosophie du peuple

Le concept d’où il faut partir en toute philosophie politique correcte est celui desociété politique, en tant qu’elle est « la plus parfaite des sociétés temporelles7 L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 491. 7 » :

C’est une réalité concrètement et entièrement humaine, qui tend vers un bien concrètement et entièrement humain, le bien commun. C’est une œuvre de raison, née des obscurs efforts de la raison dégagée de l’instinct, et impliquant essentiellement un ordre rationnel. Le corps politique est fait de chair et de sang, il a des instincts, des passions, des réflexes, un dynamisme et des structures psychologiques inconscientes — tout cet ensemble étant soumis, au besoin par contrainte légale, au commandement d’une Idée et de décisions rationnelles. La justice est la condition première de l’existence du corps politique, mais l’amitié est sa forme animatrice elle-même.

Société « parfaite » en ce sens que rien n’est “au-dessus” d’elle, et qu’elle trouve en elle-même la totalité des éléments de sa vie ; tissée de chair, de passion, de raison et d’aspirations idéales, il lui faut une organisation juridique et un encadrement dans des constitutions et un droit pour ordonner sa vie en vue de la justice et de la concorde.

Refus du concept de souveraineté. – Puisque le fondement de tout vient de la société politique que Maritain appelle aussi le « corps politique », il n’est rien de plus pernicieux que de délester cette société de ses responsabilités et de son destin au profit de l’Etat. Or les philosophies politiques modernes ont développé l’idée dangereuse et fausse de la souveraineté de l’Etat. Se faisant, et souvent subtilement, elles ont dépouillé la société politique, et donc le peuple, de ses responsabilités en les confiant à un autre. Elles l’ont dépossédé au profit d’« un pouvoir suprême regardé comme suprême séparément des sujets et au-dessusd’eux ». Philosophie « esclavagiste » qui induit la passivité du peuple, censé s’en remettre à des institutions qui savent et qui peuvent, ou qui habitue à l’obéissance inconditionnelle à des instances supérieures (le sens de l’histoire, la domination de la race). Ces théories « substantialistes » et « absolutistes » doivent être abandonnées au profit d’une théorie « instrumentaliste » de l’Etat qui est « la notion véritablement politique de l’Etat ». Car :

le concept de souveraineté ne fait nullement partie des principes authentiques de la démocratie, il n’appartient ni à sa véritable inspiration ni à sa véritable philosophie, il appartient à un héritage apocryphe qui a paralysé la démocratie.

Instrument indispensable certes, l’Etat doit donc être au service de la société politique et du peuple, tout entier ordonné à la promotion du bien commun, à l’écoute des aspirations populaires et soucieux de s’effacer devant plus grand que soi. Le poser comme souverain, c’est le détacher du corps politique et lui accorder ainsi une extension indéfinie et paralysante. Et si Maritain avoue « avoir de l’aversion pour la machine de l’Etat », il en maintient la nécessité, car « la raison primordiale pour laquelle les hommes, unis dans une société politique, ont besoin de l’Etat, c’est l’ordre de la justice ». La mise en vigueur de la justice sociale passe donc par l’Etat, mais par un Etat démocratiquement contrôlé.

C’est pourquoi, « du peuple comme du corps politique, nous devons dire, non point qu’il est souverain, mais qu’il a un droit naturel à la pleine autonomie, ou à se gouverner lui-même8 Ibidem, p. 509. 8 ». Le peuple constitue donc la référence fondamentale d’où dérivent tous les pouvoirs et en laquelle puise toute légitimité démocratique vraie. Mais il ne s’agit aucunement ici d’un populisme qui absolutiserait le peuple comme d’autres ont absolutisé l’Etat. Maritain reprend le grand thème médiéval de l’Autorité de Dieu, per populum. Cette philosophie démocratique très précisément catholique n’implique pas une hétéronomie, contrairement aux clichés courants dès qu’on parle de catholicisme. Tout au contraire, cette philosophie démocratique et populaire affirme que :

quel que soit le régime de vie politique, l’autorité, c’est-à-dire le droit de diriger et de commander, dérive du peuple, mais a sa source et son fondement immédiat dans l’Auteur de sa nature9 Ibidem, p. 629. 9 .

Fondement immédiat à ne pas entendre comme une dépendance arbitraire à l’égard d’un souverain capricieux, car :

le peuple reçoit de Dieu le droit à se gouverner lui-même, et l’autorité en vue du bien commun, d’une manière inhérente, en sorte qu’il possède ce droit et cette autorité comme « agent principal » (quoique second ou subordonné au regard de la Cause première).

En outre, « lorsque le peuple investit certains hommes de l’autorité, il garde son droit à se gouverner lui-même et son autorité en vue du bien commun » de manière permanente, « si l’on regarde à la façon dont il les transmet à ses gouvernants ». Les gouvernants ne sont alors que « les vicaires du peuple », la notion de « vicariance » étant celle sur laquelle repose « toute la théorie du pouvoir dans la société démocratique ». Ils sont investis per participationem « de cette même autorité et de ce même droit de gouverner qui sont dans le peuple par essence, comme à lui conférés par l’Auteur de la Nature, et fondés sur son autorité transcendante et incréée ».

Le peuple idéalisé ? – D’où vient une telle confiance dans le peuple, manifestée à une époque où pourtant la vox populi semblait s’être maintes fois égarée ou avoir été détournée au profit de mouvements de masses caractérisés par leur déraison ? On peut dire que Maritain est fidèle à une veine démocratique médiévale qu’il a pu puiser dans le thomisme10 En particulier, Maritain n’adhère pas aux thèses d’une... 10 ; très fondamentalement, il manifeste une belle confiance à ce qu’il appelle « l’homme de la commune humanité », plus capable de bon sens et de jugements justes « que les soi-disant élites de gens informés et compétents et riches et bien nés et hautement cultivés ou hautement madrés qui se sont retranchées du peuple et dont aujourd’hui l’imbécillité politique, la bassesse d’âme et la corruption étonnent l’univers11 OC, VII, p. 749. 11 ». En outre, cette commune humanité reçoit du créateur le don de la raison, et, en lui faisant confiance, on fait ultimement confiance au Créateur lui-même. Certes, il faut l’éveiller, la nourrir spirituellement, moralement et intellectuellement, éventuellement la secouer de ses torpeurs, ce que font « les minorités de chocs prophétiques », mais nul doute que la commune humanité soit capable d’entendre la voix de la raison quand elle s’exprime, malgré toutes les passions et les délires des propagandes.

Dans un bel article de la revue Sept, en février 193712 Repris dans Raison et raisons, OC IX, p. 379-388, intitulé... 12 , Maritain dévoile peut-être la source proprement chrétienne de sa confiance dans le peuple :

Je crois que l’idée de peuple telle qu’on l’entend aujourd’hui a parmi ses origines des sources chrétiennes et, si je puis dire, « paroissiales ». C’est l’idée du « petit peuple de Notre Seigneur », l’idée du peuple des pauvres à qui les Béatitudes sont promises et qui jouit d’une « éminente dignité » dans la communion des saints.

Idée qui est peu à peu passée de l’ordre spirituel, « où elle a sa place propre », à l’ordre temporel, où elle a contribué « à former l’idée, éthico-sociale cette fois, et non plus religieuse, du peuple travailleur ». Et, plus tard, Maritain dira que l’homme en qui il a confiance est celui de la grande multitude, ces hommes qui

s’acquittent des tâches communes, de la grande œuvre élémentaire et anonyme de la vie humaine, et ne sont pas tentés de se croire d’une race supérieure – parce que leur travail n’est pas signé et parce qu’ils sont les hommes de ce peuple même dont je viens de parler, le commun du peuple13 OC, VII, p. 748 (texte de 1943). 13 .

Peuple des humbles, par conséquent, nullement idéalisé, rarement entouré de considération chez les philosophes ou les experts, peuple sans lequel aucune démocratie n’est vivante, mais que les démagogues peuvent évidemment égarer sur les chemins de la perdition politique.

La Charte démocratique

La « foi » séculière. – La confiance dans le peuple ne provient bien évidemment pas d’un quelconque romantisme, et elle ne postule pas non plus une démission aveugle en faveur des masses. Maritain est trop averti des risques de la démagogie pour oublier qu’une démocratie où le peuple se gouverne lui-même et contrôle ses affaires ne va pas sans encadrements institutionnels régulateurs. Plus profondément encore, une démocratie appelle l’affirmation et le respect d’une « Charte démocratique14 OC IX, p. 608 (chapitre 5 de L’Homme et l’Etat). 14 », et ce qu’il dénomme « une “foi” séculière démocratique », ou encore « un commun credo commun ». Vocabulaire fort et même surprenant par sa tonalité religieuse. Parlant de « foi » et même de « credo », Maritain rêverait-il d’une démocratie chrétienne, supposerait-il un fondement religieux à la démocratie qui ne serait ainsi ouverte qu’aux adeptes de cette croyance ? Comme souvent chez lui, le vocabulaire fait choc et peut en effet prêter à confusion. Or, si on l’entend bien, cette référence à une « foi » séculière démocratique démontre qu’à ses yeux la démocratie n’est pas seulement une affaire de règles, de procédures, de constitutions, de répartition des pouvoirs, mais aussi de convictions fortes.

Limiter la démocratie à un système procédural, comme on dit volontiers de nos jours, ce serait poser une extériorité entre le peuple et le régime démocratique ; ou bien instituer les citoyens en spectateurs, ou en joueurs qui font fonctionner des règles de jeu sans s’impliquer eux-mêmes, posant des actes limités (voter de loin en loin) et se croyant quittes de tout autre engagement. Pour Maritain, la démocratie implique bel et bien qu’on y croie, qu’on s’engage sur ses valeurs, qu’on se compromette sur un ensemble d’exigences fondamentales, hors desquelles un tel régime dépérit, se sclérose ou devient le pré carré de quelques professionnels inamovibles. La « foi » qu’il suppose n’est rien d’autre qu’un engagement de ce type. Elle implique donc aussi, non pas un citoyen individualiste jouisseur de droits à tirer indéfiniment de la société, mais un citoyen prêt à défendre les fondements d’une démocratie et à demeurer vigilant en permanence, comme l’exige toute « foi ». Il s’agit donc d’« une conviction purement humaine », « dans laquelle non seulement l’intelligence, mais le cœur aussi est décidément engagé15 Dans une note, p. 607, référence est faite à la notion... 15 ».

Maritain ne cache d’ailleurs pas que la défense de la démocratie peut impliquer de l’héroïsme de la part des citoyens. A cela, une raison essentielle : la démocratie ne va pas de soi, son idéal « va à contre-pente de la nature », elle est « un défi adressé à la nature humaine ingrate et blessée dont elle évoque en même temps les aspirations originelles et les réserves de grandeur ». S’appuyant sur Bergson, le philosophe affirme que l’idéal démocratique impose « un effort pour redresser la nature, un effort lié aux développements de la raison et de la justice16 OC VII, p. 740. Affirmations dont on conviendra qu’elles... 16 ». Loin d’appeler la passivité et l’indifférence par rapport à un fonctionnement bien réglé, la démocratie convoque les citoyens : d’une part, à un travail sur eux-mêmes pour surmonter leurs tendances spontanées (insouciance au bien commun, intérêts égoïstes) ; d’autre part, à la vouloir de manière permanente, et en particulier à savoir la défendre quand elle est menacée. Elle l’est du dedans quand l’injustice l’emporte et que l’inconscience autant que l’immoralité du peuple entretiennent des dirigeants corrompus ou incapables ; elle l’est du dehors quand les totalitarismes l’attaquent ou ridiculisent ses principes. Et si l’actualité qu’a vécue Maritain explique un tel appel à l’héroïsme, on doit se demander si son message ne garde pas une grande pertinence à une époque où la démocratie semble tant aller de soi que l’on songe peu à s’engager pour la rendre vivante…

Toutefois, les convictions dont il est question se limitent à des « conclusions pratiques » ou à des « points de convergence pratiques » qu’on peut regrouper, en gros, autour de la référence aux Droits de l’Homme17 On n’aborde pas ici l’interprétation maritainienne... 17 . Elles ne supposent pas que la Charte démocratique engage les citoyens dans des justifications théoriques partagées, donc sur les fondements philosophiques ou religieux de ces références. De telles références ultimes relèvent des conceptions du monde et de la vie dont aucun régime politique n’a à juger, qui sont essentielles aux citoyens, mais qui concernent leur adhésion personnelle. La démocratie doit reconnaître un pluralisme de fait entre convictions fondamentales, tout autant que l’impossibilité de trancher entre l’une et l’autre (régime de laïcité), mais ces divergences n’aboutissent pas pour autant, aux yeux de Maritain, à l’impossible convergence des volontés sur des « conclusions pratiques ». Cette convergence fournit « le contenu de la charge morale, du code de moralité politique et sociale dont la validité est impliquée par le pacte fondamental d’une société d’hommes libres18 Il serait intéressant de rapprocher cette position... 18 ».

Pluralisme démocratique. – Cette large acceptation des différentes conceptions, capables pourtant de converger dans l’acceptation d’une Charte démocratique à contenu déterminé, est parfaitement cohérente dans une philosophie qui donne tant de place au peuple. Elle s’enracine dans l’expérience personnelle du philosophe qui, dans la préparation de la Charte des droits de l’homme de 1948, dut œuvrer à l’Unesco avec des personnalités d’appartenances religieuses, philosophiques, idéologiques les plus diverses, et chercher à parvenir avec elles à un accord commun. Expérience décisive pour lui, puisqu’il lui parut, en effet, que de telles convergences pratiques étaient non seulement nécessaires, mais fécondes. Expérience qui a certainement influencé sa philosophie politique au niveau très fondamental d’une reconnaissance du pluralisme dans les démocraties, à quoi nombre de ses positions philosophiques antérieures ne semblaient guère le disposer.

Ce pluralisme n’est d’ailleurs pas une concession faite du bout des lèvres ; car la philosophie du peuple évoquée plus haut enracine la reconnaissance de ce pluralisme dans une thèse fondamentale. Le peuple, on l’a vu, doit prendre en main sa destinée, et ne pas s’en remettre à un Etat tutélaire et souverain qui déciderait et saurait à sa place. Ce qui pousse Maritain à beaucoup d’audace pour confier aux diverses communautés et groupes constitutifs du peuple au sein de la Nation la libre disposition de soi. Tout ce qui peut être décidé au niveau le plus proche des personnes et des groupes doit l’être, et non pas être repoussé à des instances dites supérieures : proposition qui recoupe l’idée de subsidiarité, telle que l’enseignement social des Papes l’avait formulée, sans que Maritain s’appuie directement sur les encycliques, ni même fasse mention de cette expression :

Puisque, dans la société politique, l’autorité va de bas en haut, par la désignation du peuple, il est normal que tout le dynamisme de l’autorité dans le corps politique se compose d’autorités partielles et particulières, s’étageant les unes au-dessus des autres, jusqu’à l’autorité suprême de l’Etat19 OC IX, p. 495. 19 .

Celui-ci doit reconnaître « toutes les communautés de rang subordonné », les familles par exemple, « dont les droits et les libertés essentiels lui sont antérieurs, et une multiplicité d’autres sociétés particulières qui procèdent de la libre initiative des citoyens et devraient être aussi autonomes que possible ».

Ces perspectives conduisent Maritain à des propositions audacieuses en matière d’éducation. L’Etat et l’école ont à « nourrir une adhésion authentique et raisonnée à la charte démocratique qui est requise pour l’unité même du corps politique », mais comment pourraient-ils, dans cette tâche même, « se passer d’avoir recours aux traditions et aux écoles de pensée philosophiques ou religieuses qui sont spontanément à l’œuvre dans la conscience de la nation et qui ont contribué historiquement à sa formation » ? On ne peut pas enseigner la charte démocratique « si on la coupait des racines qui lui donnent consistance et vigueur dans l’esprit de chacun ». Propos prémonitoires qui, écoutés à temps, nous auraient peut-être gardé d’une laïcité ignorante du fait religieux… Maritain va jusqu’à proposer un pluralisme interne à l’école publique, pour qu’elle soit l’expression authentique de la nation, et non pas ce lieu abstrait et sans racines où règne une formation imposée par un Etat se prévalant de la mission autoritaire de façonner un peuple républicain. « Si le système de l’école publique refuse toute espèce de pluralisme interne et s’en tient obstinément à un enseignement commun “neutre”ou areligieux, alors on se trouve en présence d’une situation viciée à la base. Car un tel système d’école publique prétend être un service public et n’en est pas un en réalité, puisqu’il ne satisfait pas aux exigences et aux besoins fondamentaux — qui devraient en justice être satisfaits à égalité — des diverses catégories de citoyens qui composent la nation20 Ibidem, p. 626, note 10. 20 . » Les principes sont nets, quoique les explicitations pratiques demeurent rares ; mais le modèle des Etats-Unis est clairement évoqué, avec même, ici ou là, une consonance avec certaines formes de communautarisme21 Par exemple, p. 622. Voir, pour des propositions concrètes,... 21 .

On ne peut qu’évoquer en passant les propositions de Maritain en vue d’uneorganisation politique du monde qui lui semble urgente et d’immense portée pour l’avenir de la démocratie. Ici encore, le même souci de pluralisme porte le philosophe à estimer qu’une telle organisation ne verra le jour comme réalité vivante et efficace que si elle monte de la volonté des peuples. L’illusion serait de substituer à une telle volonté l’instauration d’institutions mondiales commandées et dirigées par les Etats souverains, mais sans enracinement dans les peuples. Or, la mobilisation des volontés populaires suppose une transformation profonde des mentalités, des mœurs et des valeurs dominantes. « C’est par les moyens de la liberté que les peuples de la terre auront été amenés à une volonté commune de vivre ensemble. » Ce simple énoncé nous fait mesurer la grandeur de la révolution morale — de la révolution réelle proposée maintenant aux espoirs et aux vertus de l’humanité22 Ibidem, p. 725 (chapitre VII : L’unification politique... 22 . Aussi faut-il se garder de transposer au niveau mondial l’idée de souveraineté des Etats, et même convient-il de renoncer à cette idée fausse qui ne peut que paralyser les perspectives d’une organisation politique mondiale23 Au sujet de la construction européenne, où Maritain... 23

Christianisme et démocratie

Si la démocratie n’est pas seulement une forme de gouvernement, mais aussi un idéal24 Maritain va même jusqu’à dire que « le principe le... 24 , on comprend que Maritain juge que nos sociétés ne pourront subsister sans des citoyens armés de convictions morales et religieuses fortes. A ses yeux, « la poussée démocratique a surgi dans l’histoire humaine comme une manifestation temporelle de l’inspiration évangélique » ; par ce vocabulaire, est évoquée une lente fécondation du ferment évangélique dans les peuples eux-mêmes — poussée soumise à des aléas et même à des combats, où d’autres que « des croyants intégralement fidèles au dogme catholique » ont travaillé à l’établissement de la démocratie25 OC VII, p. 722. 25 . Mais les valeurs d’égale dignité entre les hommes et d’amour fraternel ont peu à peu structuré la « conscience profane », au point qu’elle n’en reconnaît plus aujourd’hui l’origine ; on peut dès lors soutenir, avec Bergson, que « la démocratie est d’essence évangélique, et elle a pour moteur l’amour26 Citation des Deux sources de la morale et de la religion,... 26 ».

Née de l’inspiration évangélique, la démocratie pourrait-elle vivre et survivre sans une telle source, sans des hommes et des femmes qui s’inspirent des valeurs de fraternité et de liberté sans lesquelles la barbarie reprend le dessus ? Et si les perspectives évangéliques à travers l’annonce du Royaume de Dieu ont soulevé l’espérance que l’histoire a un sens et que l’humanité est appelée à une marche en avant, qu’en sera-t-il en fait de désespoir si cette foi dans l’avènement de sociétés meilleures et plus justes s’estompe ?

Maritain ne revendique pas pour les seuls chrétiens la prétention à sauver la démocratie. Son sens du pluralisme le conduit à admettre que la « conscience profane » peut et doit vivifier les termes de la charte démocratique. Mais son inquiétude, délestée de toute revendication déplacée, débouche sur une interrogation féconde : si la démocratie n’est pas seulement un système procédural, mais engage des valeurs fondamentales sur le sens de l’homme et de l’histoire, qu’en est-il lorsque ces valeurs perdent leur crédit ? Si la démocratie suppose un peuple vigilant, qu’en est-il lorsque le peuple se laisse séduire par les sirènes du quant-à-soi individualiste ou de la peur des autres ? La démocratie est toujours à faire vivre, et si les illusionnistes nous rassurent à tort, Maritain a du moins le mérite de ne pas jouer au démagogue et de se ranger parmi ces prophètes dont il estimait que le peuple a besoin pour le tirer de sa léthargie. Et l’on pourrait certainement adresser à d’autres qu’à des chrétiens ce qu’il disait à leur endroit en la sombre année 1940 : « C’est un grand mystère de voir tant de chrétiens dormir sur le monde, tandis que le monde hurle à la mort, et souffre les angoisses de l’agonie et de l’enfantement27 L’Europe et l’idée fédérale, op. cité, p. 95. 27 . »

Paul Valadier

Maritain, philosophe de la démocratie



Publié dans

Études

2003/10 (Tome 399)

Notes

1 Principes d’une politique humaniste, dans Œuvres complètes, tome VIII, p. 194, Editions universitaires, Fribourg (Suisse), et Editions Saint-Paul, Paris, 1990 (désignées désormais sous le signe O.C.)

2 Raison et raisons, OC, VIII, p. 409 (article paru d’abord dans Foreign Affairs en juillet 1939).

3 Préface à Christianisme et démocratie (1943), OC, VII, p. 702.

4 Christianisme et démocratie (1943), OC, VII, p. 713.

5 Ibidem, p. 716.

6 Ibidem, p. 719. Maritain parle de la « forme républicaine » comme « l’expression la plus normale » de la démocratie (p. 743).

7 L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 491.

8 Ibidem, p. 509.

9 Ibidem, p. 629.

10 En particulier, Maritain n’adhère pas aux thèses d’une nature corrompue qui ont inspiré d’autres traditions chrétiennes et conduisent à une surestimation du pouvoir des Princes contre l’homme méchant.

11 OC, VII, p. 749.

12 Repris dans Raison et raisons, OC IX, p. 379-388, intitulé « Exister avec le peuple ».

13 OC, VII, p. 748 (texte de 1943).

14 OC IX, p. 608 (chapitre 5 de L’Homme et l’Etat).

15 Dans une note, p. 607, référence est faite à la notion de « mystique » chez Péguy et au sens du mot faith en anglais.

16 OC VII, p. 740. Affirmations dont on conviendra qu’elles ne sont pas « politiquement correctes ».

17 On n’aborde pas ici l’interprétation maritainienne des Droits de l’Homme, pourtant si importante – en particulier pour l’acclimatation qu’elle a permis de cette référence dans l’Eglise catholique.

18 Il serait intéressant de rapprocher cette position de celle, apparemment fort proche, de John Rawls, qui évoque dans les démocraties libérales des « consensus par recoupement » (dans Libéralisme politique, PUF, 1995. Leçon IV, p. 171-214).

19 OC IX, p. 495.

20 Ibidem, p. 626, note 10.

21 Par exemple, p. 622. Voir, pour des propositions concrètes, Pour une philosophie de l’éducation, OC, VII, p. 765-988.

22 Ibidem, p. 725 (chapitre VII : L’unification politique du monde). Souligné dans le texte.

23 Au sujet de la construction européenne, où Maritain intervient peu, un inédit de 1940 va dans le sens d’une Europe fédérale. Voir L’Europe et l’idée fédérale, Mame, 1993.

24 Maritain va même jusqu’à dire que « le principe le plus profond de l’idéal démocratique est le nom profane de l’idéal de chrétienté », OC VII, p. 740.

25 OC VII, p. 722.

26 Citation des Deux sources de la morale et de la religion, donnée en OC VII, p. 740.

27 L’Europe et l’idée fédérale, op. cité, p. 95.

Résumé

Se référant à une « foi » séculière, ouverte au pluralisme, Jacques Maritain montre que la démocratie n’est pas seulement un système procédural ; elle exige surtout, de la part des citoyens, la force des convictions.

Plan de l'article

La démocratie manquée

Une philosophie du peuple

La Charte démocratique

Christianisme et démocratie