Les familiers du latin liturgique sauront tout de suite de quoi je parle : la Vulgate, plus proche du grec évangélique que notre fade version française, porte : « Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris. » En bon français : « Et remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » Ce que chacun entend en rite vernaculaire, dans une traduction qui est autant une émasculation qu’une spiritualisation : « Et pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé. » Alors que la nouvelle traduction liturgique de la Bible porte justement : «Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs. » (Matthieu 6, 12) Tout laisse cependant penser que nous ne réciterons pas ainsi la prière dominicale avant longtemps. Dans cet écart entre l’original christique et la prière liturgique, il y a davantage qu’une simple sensibilité ni même qu’une spiritualité : c’est de toute une anthropologie qu’il s’agit. L’introduction d’une philosophie spiritualiste et spiritualisante, issue entre autres du « cogito ergo sum » de René Descartes, a largement imprégné le christianisme occidental – catholique comme protestant –, depuis largement désincarné et désincorporé, en quelque sorte. Et ce partant, désocialisé et dépolitisé. Si le « Remets-nous nos dettes » comprend et l’acception littérale – et donc politique et sociale – et l’acception spirituelle, le « Pardonne-nous nos offenses » gomme la première dimension – pourtant centrale dans la doctrine sociale de l’Eglise, comme le rappelle son Compendium avec les préceptes bibliques de l'année sabbatique et de l'année jubilaire :

« Parmi les multiples dispositions qui tendent à rendre concret le style de gratuité et de partage dans la justice inspirée par Dieu, la loi de l'année sabbatique (célébrée tous les sept ans) et de l'année jubilaire (tous les cinquante ans)1 se distingue comme une orientation importante — bien que jamais pleinement réalisée — pour la vie sociale et économique du peuple d'Israël. En plus du repos des champs, cette loi prescrit la remise des dettes et une libération générale des personnes et des biens : chacun peut rentrer dans sa famille d'origine et reprendre possession de son patrimoine.

Cette législation veut établir que l'événement salvifique de l'exode et la fidélité à l'Alliance représentent non seulement le principe fondateur de la vie sociale, politique et économique d'Israël, mais aussi le principe régulateur des questions inhérentes aux pauvretés économiques et aux injustices sociales. Il s'agit d'un principe invoqué pour transformer continuellement et de l'intérieur la vie du peuple de l'Alliance, afin de la rendre conforme au dessein de Dieu. Pour éliminer les discriminations et les inégalités provoquées par l'évolution socio-économique, tous les sept ans la mémoire de l'exode et de l'Alliance est traduite en termes sociaux et juridiques, de façon à rapporter les questions de la propriété, des dettes, des prestations et des biens à leur signification la plus profonde. » (24)

« Les préceptes de l'année sabbatique et de l'année jubilaire constituent une doctrine sociale « in nuce ».2 Ils montrent que les principes de la justice et de la solidarité sociale sont inspirés par la gratuité de l'événement du salut réalisé par Dieu, qu'ils n'ont pas seulement une valeur de correctif d'une pratique dominée par des intérêts et des objectifs égoïstes, mais qu'ils doivent plutôt devenir, en tant que « prophetia futuri », la référence normative à laquelle chaque génération en Israël doit se conformer si elle veut être fidèle à son Dieu. » (25)

Non seulement, il y a une obligation de remise des dettes, mais une obligation de prêt sans intérêt qui est qualifié par la doctrine sociale de l’Eglise de droit du pauvre :

« Du Décalogue découle un engagement concernant non seulement ce qui touche à la fidélité envers l'unique vrai Dieu, mais aussi les relations sociales au sein du peuple de l'Alliance. Ces dernières sont réglées, en particulier, par ce qui a été qualifié de : « Se trouve-t-il chez toi un pauvre, d'entre tes frères...? Tu n'endurciras pas ton cœur ni ne fermeras ta main à ton frère pauvre, mais tu lui ouvriras ta main et tu lui prêteras ce qui lui manque » (Deutéronome 15, 7-8). Tout ceci vaut aussi à l'égard de l'étranger: « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L'étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l'aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d'Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu » (Lévitique 19, 33-34). » (23)

Donc, contre une traduction appauvrie qui nous permet d’être catholiques pratiquants le dimanche et athées pratiques la semaine (en société, en politique, en économie…), comprenons toujours le « dimitte nobis » comme il se doit, comme l’injonction à remettre toutes les dettes. Et à régler également les dettes que nous avons, la première dette envers notre prochain et envers le plus pauvre étant de lui donner mon superflu qui n’est pas envers lui un don mais un dû :

« Le riche, dira plus tard saint Grégoire le Grand, n'est qu'un administrateur de ce qu'il possède; donner le nécessaire à celui qui en a besoin est une œuvre à accomplir avec humilité, car les biens n'appartiennent pas à celui qui les distribue. Celui qui garde les richesses pour lui n'est pas innocent; les donner à ceux qui en ont besoin signifie payer une dette.3 » (328)

« L'enseignement de l'Église revient constamment sur le rapport entre charité et justice: « Quand nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne faisons pas pour eux des dons personnels, mais nous leur rendons ce qui est à eux. Plus qu'accomplir un acte de charité, nous accomplissons un devoir de justice ».4 Les Pères conciliaires recommandent fortement d'accomplir ce devoir « de peur que l'on n'offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice ».5 » (184)

Valable dans l’ordre de la charité et de la justice personnelles, ce principe devient criant dans l’ordre de la charité et de la justice sociales, politiques et économiques, et doit contribuer à renverser les « structures de péché » que sont les échanges inégaux entre les peuples et à les remplacer par des structures de solidarité. La question de la dette extérieure y est centrale et dramatique, comme le rappelle avec force le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise :

« Dans les questions liées à la crise de l'endettement de nombreux pays pauvres,6 il faut avoir présent à l'esprit le droit au développement. À l'origine de cette crise se trouvent des causes complexes et de différentes sortes, tant au niveau international — fluctuation des changes, spéculations financières, néocolonialisme économique — qu'à l'intérieur des différents pays endettés — corruption, mauvaise gestion de l'argent public, utilisation non conforme des prêts reçus. Les plus grandes souffrances, qui se rattachent à des questions structurelles mais aussi à des comportements personnels, frappent les populations des pays endettés et pauvres, qui n'ont aucune responsabilité. La communauté internationale ne peut pas négliger une telle situation: tout en réaffirmant le principe que la dette contractée doit être remboursée, il faut trouver des voies pour ne pas compromettre le « droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès ».7 » (450)

L’Église catholique s’est ainsi beaucoup investie dans le combat pour l’annulation de la dette du tiers-monde. À la fin des années 1990, l’Église catholique et plusieurs Églises réformées ont donné un nouvel élan à la campagne internationale contre la dette des pays du Tiers Monde, en vue du Jubilé de l’an 2000, puisque selon la Bible, tous les cinquante ans, une remise exceptionnelle de dettes doit être effectuée. Cela a donné lieu à de nombreuses manifestations, ainsi qu’au dépôt de la plus grande pétition de l’histoire de l’humanité (24 millions de signatures collectées entre 1998 et 2000), à Cologne lors du sommet du G7. Sous la pression populaire, celui-ci a opté pour une nouvelle stratégie basée sur l’annulation des dettes jugées « insoutenables ». Mais la remise générale des dettes, le grand « jubilé » biblique, reste une exigence à réaliser toujours davantage.

Une révolution des consciences est à opérer, qui verrait dans la dette plutôt un don qu’un dû :

« Le principe de la solidarité implique que les hommes de notre temps cultivent davantage la conscience de la dette qu'ils ont à l'égard de la société dans laquelle ils sont insérés : ils sont débiteurs des conditions qui rendent viable l'existence humaine, ainsi que du patrimoine, indivisible et indispensable, constitué par la culture, par la connaissance scientifique et technologique, par les biens matériels et immatériels, par tout ce que l'aventure humaine a produit. Une telle dette doit être honorée dans les diverses manifestations de l'action sociale, de sorte que le chemin des hommes ne s'interrompe pas, mais demeure ouvert aux générations présentes et futures, appelées ensemble, les unes et les autres, à partager solidairement le même don. » (195)

Et peut-être pourrait-on dans ce but enrichir l’ « Ite missa est » d’un « Gratis accepistis, gratis date » : « Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement. » (Matthieu 10, 8)

Falk van Gaver

(Cet article est la version longue d’une chronique parue dans La Nef N. 261de juillet-août 2014)





1 La loi est rapportée en Exode 23, Deutéronome 15, Lévitique 25.

2 Cf. Jean-Paul II, Lettre apost. Tertio millennio adveniente, 13: AAS 87 (1995) 14.

3 Cf. Saint Grégoire le Grand, Regula pastoralis, 3, 21: PL 77, 87-89. Titre du § 21: “Quomodo admonendi qui aliena non appetunt, sed sua retinent; et qui sua tribuentes, aliena tamen rapiunt”.

4 Saint Grégoire le Grand, Regula pastoralis, 3, 21: PL 77, 87: « Nam cum quaelibet necessaria indigentibus ministramus, sua illis reddimus, non nostra largimur; iustitiae potius debitum soluimus, quam misericordiae opera implemus ».

5 Concile Œcuménique Vatican II, Décret Apostolicam actuositatem, 8: AAS 58 (1966) 845; cf. Catéchisme de l'Église Catholique, 2446.

6 Cf. Jean-Paul II, Lettre apost. Tertio millennio adveniente, 51: AAS 87 (1995) 36; Id., Message pour la Journée Mondiale de la Paix 1998, 4: AAS 90 (1998) 151-152; Id., Discours à la Conférence de l'Union Interparlementaire (30 novembre 1998): L'Osservatore Romano, éd. française, 8 décembre 1998, p. 6; Id., Message pour la Journée Mondiale de la Paix 1999, 9: AAS 91 (1999) 383-384.

7 Jean-Paul II, Encycl. Centesimus annus, 35: AAS 83 (1991) 838; cf. aussi Commission Pontificale « Iustitia et Pax », Au service de la communauté humaine: une approche éthique de l'endettement international, Typographie Polyglotte Vaticane, Cité du Vatican 1986.