« Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenus folles. »

(Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie, 1908)



« Ils nous ont fabriqué ainsi une foi vide, et finalement un Jésus athée, simple incarnation de l’homme. »

(Olivier Clément, L’Autre soleil, 1972)



« Lorsque, vers 1880, des professeurs français essayèrent de constituer une morale laïque, ils dirent à peu près ceci : Dieu est une hypothèse inutile et coûteuse, nous la supprimons, mais il est nécessaire cependant, pour qu'il y ait une morale, une société, un monde policé, que certaines valeurs soient prises au sérieux et considérées comme existant a priori ; il faut qu'il soit obligatoire a priori d'être honnête, de ne pas mentir, de ne pas battre sa femme, de faire des enfants, etc., etc... Nous allons donc faire un petit travail qui permettra de montrer que ces valeurs existent tout de même, inscrites dans un ciel intelligible, bien que, par ailleurs, Dieu n'existe pas. Autrement dit, et c'est, je crois, la tendance de tout ce qu'on appelle en France le radicalisme, rien ne sera changé si Dieu n'existe pas ; nous retrouverons les mêmes normes d'honnêteté, de progrès, d'humanisme, et nous aurons fait de Dieu une hypothèse périmée qui mourra tranquillement et d'elle-même. »



(Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, 1945)



Tout est dit, ou à peu près, de ce qu’est la modernité et de son intime paradoxe, sa contradiction fondatrice : une laïcisation de la religion, une sécularisation de la morale – et par là même un moralisme séculier -, bref, un christianisme athée.



La modernité est tout entière sortie (dans toute la polysémie du terme) de la chrétienté. Et pas de n’importe quelle chrétienté, mais de la chrétienté européenne et occidentale – antique, médiévale, moderne. C’est-à-dire la civilisation gréco-romaine et judéo-chrétienne, le paganisme impérial baptisé, l’Occident converti :



« Rien ne serait plus faux que de faire du christianisme la religion de l'Occident. Il est d'un autre ordre, nous le dirons. Il y a une religion de l'Occident. Cette religion est l'antique paganisme grec ou latin, celte ou germanique. Et il était l'équivalent de ce que sont l'hindouisme ou le taoïsme, l'animisme ou les religions américaines. C'est à Plotin que l'on peut comparer Çankara, et Marc-Aurèle à Confucius. Ce paganisme valait les autres. Il n'est pas encore si loin de nous. Nous ne sommes jamais que des païens convertis : Fiunt, non nascuntur christiani, disait Tertullien. Ce qu'on peut traduire : " On naît païen, on devient chrétien ". Ce génie religieux de l'Occident conditionne la manière occidentale d'être chrétien. Et nous avons le devoir d'y être fidèle. Mais non de l'imposer aux autres.

Il y a ainsi diverses âmes païennes. Et chacune a sa beauté. Et toutes méritent d'être sauvées. Et toutes seront effectivement sauvées. C'est l'âme païenne des Sémites qui l'a été d'abord en Abraham. Ça été ensuite l'âme païenne occidentale, le baptême de Platon et de Virgile. Ce sera au XXe siècle l'âme païenne africaine, au XXIe siècle l'âme païenne indienne. Les diversités du christianisme sont le reflet dans l'unité d'une foi qui est nécessairement une, de la diversité des âmes religieuses qui accueille cette foi chacune à sa manière. Et de quel droit imposer aux autres ma manière d'accueillir Jésus-Christ ? »

(Jean Daniélou, L'oraison, problème politique, 1965)



La modernité est ce monstre d’un athéisme postchrétien, qui impose au monde entier son christianisme sécularisé et globalisé, sa manière de « Jésus athée » qu’elle s’est fabriquée, idole universaliste, idéalisme matérialiste ou matérialisme idéaliste, mi-ange mi-bête, mondialisation minotaure qui dévore l’univers.



Drame d’un messianisme athée prétendant ramener l’au-delà ici-bas, immanentiser la transcendance, réaliser le royaume, atteindre les fins dernières dans l’histoire et la fin de cette dernière, faire l’apocalypse, construire le paradis sur terre. Chez Auguste Comte, l’Humanité remplace Dieu, le royaume de la terre celui des cieux :



« Tout le christianisme était, en fin de compte, une espérance du royaume des cieux. Tout le positivisme est, en fin de compte, une organisation du royaume de la terre. Il serait donc vain d'y vouloir distinguer une partie religieuse et une partie politique : la politique, au sens large du mot, est le tout de cette religion, elle constitue le « but définitif du dogme et du culte, ainsi préservés de toute déviation ascétique ou quiétiste, suivant l'impulsion du véritable amour ». Si l'avènement de la sociologie est l'élévation « de la politique au rang des sciences d'observation », l'avènement de la sociocratie sera la consécration religieuse de cette même politique. »

(Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, 1944)



Le drame tourne à la tragédie lorsque l’humanité prétend fabriquer son bonheur à la force des poignets, aboutissant par son universalisme pratique au totalitarisme social, politique, idéologique, économique et technologique. L’Eden artificiel se révèle un enfer moderne : « L’enfer est un paradis sans Dieu », disait Simone Weil, et Julien Green observait : « Quand l’homme veut faire un paradis sur terre, c’est toujours raté. Ses enfers sont parfois réussis. »



La modernité a gardé tous les principes du christianisme européen, du judéo-christianisme gréco-romain, de la synthèse européenne chrétienne et païenne, mais en les coupant de leur source, en transformant ses vertus en valeurs vagabondes parties à la conquête du monde :



« Le monde moderne n’est pas méchant ; sous certains aspects, le monde moderne est beaucoup trop bon. Il est plein de vertus désordonnées et décrépites. Quand un certain ordre religieux est ébranlé
 (comme le fut le christianisme à la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices que l’ont met en liberté. Les vices, une fois lâchés, errent à l’aventure et ravagent le monde. Mais les vertus, 
elles aussi, brisent leurs chaînes, et le vagabondage des vertus n’est pas moins forcené et les ruines qu’elles causent sont plus terribles. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus
chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules. C’est ainsi que nous voyons des savants épris de
vérité, mais dont la vérité est impitoyable ; des humanitaires éperdus de pitié mais dont la pitié (je regrette de le dire) est souvent un mensonge. »

(Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie, 1908)



Christianisme athée, le positivisme, christianismes athées aussi, l’humanisme, le libéralisme, le socialisme, le communisme, etc., qui chacun développent une vertu chrétienne isolée des autres, voire contre les autres. Liberté, égalité, fraternité, humanité, progrès, dignité de la personne…, voilà ces « anciennes vertus chrétiennes devenues folles », folles d’être déracinées de leur terreau évangélique, comme le rappelle Chantal Delsol dans un livre récent :



« Je crois que ce qui nous caractérise en tant que civilisation occidentale, c’est d’abord notre attachement non négociable à la dignité humaine, le statut de l’homme en tant qu’être sacré, parce qu’au départ nous le croyons « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ». En même temps cette culture s’inscrit dans un temps fléché, qui est d’abord le temps du Salut et de l’espérance, puis celui du progrès, sécularisation du Salut. (…)

Ce qui me frappe, c’est que ces différents principes, propres à la civilisation judéo-chrétienne, nous n’avons pas du tout envie de nous en séparer : nous y tenons, même si nous en avons perdu les racines religieuses. (…)

Oui, nous sommes autoréférencés, ce qui ne signifie pas forcément que nous avons des « valeurs » relatives à chacun, dans un individualisme extrême ; mais aussi et peut-être surtout, cela signifie que nous réinventons des traditions récentes pour asseoir des principes issus du christianisme, principes que nous ne voulons pas perdre, mais dont nous voulons évincer les fondements religieux. Ainsi par exemple, le principe d’égalité ne s’assied plus sur les principes pauliniens, mais sur la tradition révolutionnaire des Lumières. (…) Les principes auxquels nous tenons sont évidemment enracinés dans le christianisme. Si on abandonne les « brevets » d’origine, on abandonne le reste. Et nos contemporains ne souhaitent pas abandonner le reste. Pour nous enraciner à nouveau dans le christianisme, il faut d’abord que nous nous convertissions, que nous revenions au témoignage. Nous sortons d’une époque de pharisaïsme, où beaucoup pratiquaient sans croire ! Il faut reconnaître que lorsqu’on regarde les chrétiens, parfois ils ne donnent pas une image très enviable. Beaucoup de choses sont à changer en nous-mêmes, hic et nunc. »1



Christianisme athée aussi l’existentialisme de Jean-Paul Sartre qui n’en peut mais, qui veut à tout prix prouver pour un authentique existentialisme la nécessité de l’athéisme, qui raille le crypto-christianisme, le christianisme athée, la morale chrétienne du vieux radicalisme français républicain et laïc, mais qui s’inscrit lui-même dans une philosophie chrétienne, dans une philosophie existentielle chrétienne, dans une tradition existentialiste religieuse, chrétienne ou juive (Søren Kierkegaard, Karl Jaspers, Gabriel Marcel, Léon Chestov, Martin Buber, Nicolas Berdiaev, Paul Tillich, Miguel de Unamuno…) qu’il cherche, malgré lui « héritier de toute une ascétique chrétienne, en quête de la personne et de la liberté »2, à laïciser, séculariser, athéiser de toutes ses forces – n’en pouvant mais, manière d’athéisme chrétien se tirant une balle dans le pied et qui niant ses origines n’arrive pas à dépasser le nihilisme contemporain :



« Avec la mort de Sartre, le débat entre l’athéisme et le nihilisme s’achève. Si l’on veut sauver le sujet éthique, c’est-à-dire l’homme, il ne reste plus que le spirituel. Sartre lui-même l’avait pressenti avant de mourir. »

(Olivier Clément, Une Saison en littérature, 2013)



Au fond, comme Jacob avec l’Ange, la modernité affirme malgré elle une vérité qu’elle combat dans la ténèbre, l’universalité de la loi naturelle, de la conscience morale, comme le rappelle saint Paul :



« Quand des païens qui n’ont pas la Loi pratiquent spontanément ce que prescrit la Loi, eux qui n’ont pas la Loi sont à eux-mêmes leur propre loi. Ils montrent ainsi que la façon d’agir prescrite par la Loi est inscrite dans leur cœur, et leur conscience en témoigne, ainsi que les arguments par lesquels ils se condamnent ou s’approuvent les uns les autres. »

(Lettre aux Romains, 2, 14-15)



Autonomie de la conscience que commente Rémi Brague dans un livre récent :



« Saint Paul, dans l’Épître aux Romains, parle des « païens décents », « honnêtes ». La loi est selon lui incrustée dans les cœurs – c’est bien la loi naturelle –, il parle d’eux comme des « lois en eux-mêmes ». Ce que l’on peut dire en grec auto-nome. »3



La soif moderne de liberté ne peut être étanchée que dans ce régime chrétien d’autonomie de la conscience, qui traduit l’immanence de la transcendance, « Deus intimior intimo meo, et superior summo meo »4, comme l’a affirmé avec éclat le bienheureux cardinal John Henry Newman dans sa célèbre réplique au duc de Norfolk :



« Quand nos compatriotes invoquent les droits de la conscience, ils ne songent plus ni aux droits du Créateur ni aux devoirs des créatures envers lui dans leurs pensées et dans leurs actes ; ils songent au droit de parler, d’écrire et d’agir selon leur avis ou leur humeur sans se soucier le moins du monde de Dieu… Si la conscience a des droits, c’est parce qu’elle implique des devoirs. Mais de nos jours, dans l’esprit du grand nombre, les droits et la liberté de conscience ne servent qu’à dispenser de la conscience. On voudrait ignorer le Législateur et Juge, on voudrait se libérer de toute obligation intérieure ; on voudrait pouvoir embrasser n’importe quelle religion ou ne pas en avoir ; ou bien pouvoir en embrasser une et ensuite la laisser tomber. La conscience était autrefois une conseillère sévère. À notre siècle, elle a fait place à un faux-semblant dont pendant dix-huit siècles on n’avait jamais entendu parler, et dont on n’aurait pas été dupe si on en avait eu connaissance : le droit d’en faire à son gré. (…)

Ce n’est pas l’intérêt, ni le profit, ni le bonheur du grand nombre, ni le bien de l’État, ni l’honnêteté, ni l’harmonie, ni la beauté qui règlent et mesurent nos actes. La conscience n’est pas un égoïsme calculé, ni une logique de soi-même. Elle est la messagère de Celui qui, dans le monde de la nature comme dans celui de la grâce, nous parle à travers le voile, nous instruit et nous gouverne, par ses représentants. La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ. Elle est le prophète qui nous révèle la vérité, le roi qui nous impose ses ordres, le prêtre qui nous anathématise et nous bénit. Même si le sacerdoce éternel de l’Église venait à disparaître, le principe sacerdotal survivrait à cette ruine et se poursuivrait, incarné dans la conscience. »5



Et de conclure par son célèbre toast à la conscience :



« Si, après un dîner, j’étais obligé de porter un toast religieux - ce qui évidemment ne se fait pas -, je boirais à la santé du pape, croyez-le bien, mais à la conscience d’abord, et ensuite au pape. »6



La modernité tardive croit lever son premier toast à la conscience, mais refuse d’en lever un autre, non seulement au pape, ni même à Dieu, mais à la civilisation qui la fonde.



Falk van Gaver

Olivier Clément, Une Saison en littérature, Desclée De Brouwer, 2013, 234 p., 17€

Chantal Delsol, Les Pierres d’angle. A quoi tenons-nous ?, Cerf, 2014, 264 p., 20€

Rémi Brague, Modérément moderne, Flammarion, 2014, 383 p., 21€

Cet article est la version longue d’une chronique parue dans La Nef N. 260 de Juin 2014.

1 « La modernité dans l’impasse », entretien avec Rémi Brague et Chantal Delsol, La Nef N. 257 de Mars 2014

2 Olivier Clément, L’Autre soleil, Stock, 1972 3 « La modernité dans l’impasse », entretien avec Rémi Brague et Chantal Delsol, La Nef N. 257 de Mars 2014

4 Saint Augustin, Confessions, III, 6, 11

5 John Henry Newman, Lettre au duc de Norfolk, 1874

6 Idem ; cf. Hermann Geissler, « Newman, docteur de la conscience », The International Centre of Newman Friends, 5 octobre 2011