Mais il y a encore et surtout l’admirable et anarchiste entreprise de Dorothy Day, outre-Atlantique, le Catholic Worker Movement, qui doit presque tout à la pensée chestertonienne. Dorothy Day, née aux Etats-Unis en 1897 dans une famille épiscopalienne perdit la foi pendant ses années d'étudiante, pour adhérer au marxisme. Devenue une journaliste radicale, proche des milieux anarchistes et de l'ultra-gauche américaine, elle milite en faveur du droit des femmes, notamment pour la cause du contrôle des naissances puis contre la conscription au moment de la Première Guerre mondiale. Tombée enceinte d’un homme avec qui elle vivait, il lui intime de choisir entre l’enfant et lui. Femme libérée, elle avorte, mais non sans tomber dans une profonde dépression, qui lui fit frôler le suicide.

Par la suite, travaillant pour un mensuel communiste, elle tombe enceinte d’un autre homme. Le même scénario semble devoir se répéter, mais la jeune femme refuse l’avortement. A cette époque, elle commence à prier spontanément et décide de faire baptiser son enfant survivant. Ayant à choisir une Eglise, elle jette son dévolu sur catholique pour sa cohérence à travers les siècles, se montrant en cela parfaitement chestertonienne. Mais, contrainte d'apprendre comme une enfant le catéchisme en vue du baptême de sa fille, Dorothy Day se résout elle-même à devenir catholique.

Son adhésion au catholicisme ne lui fait pas abandonner la cause des travailleurs, au contraire. Sa rencontre avec un Français, Peter Maurin lui fait découvrir la doctrine sociale de l'Église. C’est alors, en 1933 qu’ils fondent tous els deux le Catholic Workers Movement, sous le signe du distributisme de G. K Chesterton et Hilaire Belloc.

C'est pourquoi le Catholic worker entreprend de remettre les ouvriers sans emploi au travail dans des fermes communautaires. Peu à peu Day devient célèbre dans tout le pour ses campagnes publiques en faveur de la justice sociale, des pauvres, des marginaux, des affamés et des sans-abris. Le but général du « Mouvement du travailleur catholique » est de réaliser dans l’individu et dans la société l’enseignement du Christ. En premier lieu, il faut procéder à l’analyse de la société où nous vivons et voir si, oui ou non, nous avons établi un ordre correspondant aux exigences de charité et de justice de Jésus. Or, cette société, capitaliste et bourgeoise, n’est ni juste ni charitable. En effet, l’économie est dirigée par le profit, et la production crée les besoins. Un ordre meilleur pourvoirait aux besoins de tous, et seuls les besoins réels détermineraient la production.

Aujourd’hui, une classe non productive vit du travail d’une autre, et le travailleur perd le profit de son labeur.

La société capitaliste refuse de prendre l’homme en considération autrement que comme facteur économique. Il est l’instrument du profit, d’où l’esclavage de son travail. Dans une société meilleure, il faudra trouver un travail en accord avec les valeurs humaines.

Moralement, notre société est condamnable, car elle crée un conflit de classes insoluble ; l’employeur cherche à obtenir un travail aussi bon marché que possible alors que l’ouvrier veut le vendre aussi cher que possible. Ce conflit ne disparaîtra qu’avec la fin du salariat. Pour réaliser cette société meilleure, le mouvement du « Catholic Worker » recommande :

— Un refus total de l’ordre social actuel et une révolution non violente pour établir un ordre en accord avec les valeurs chrétiennes. Cela ne peut être acquis que par l’action directe, car les moyens politiques ont fait faillite. « Nous recommandons une prise de responsabilité personnelle par laquelle nous nous chargeons nous-mêmes de transformer nos conditions de vie dans la mesure où nous sommes capables de le faire. » En ouvrant leurs « maisons hospitalières », les « CW » prennent soin de ceux qui sont dans le besoin au lieu de les placer dans des institutions d’Etat ; non pour remédier aux faiblesses du système, mais parce que la responsabilité doit toujours être partagée et que l’appel à l’aide venant d’un frère humain transcende toute considération économique.

— Le refus du système capitaliste en favorisant une économie distributive où les uns travaillent aux champs parce qu’ils en ont la vocation et les autres dans la cité. Ainsi, on peut se passer de l’Etat grâce à une économie décentralisée de caractère fédéraliste, telle qu’on la trouvait durant certaines périodes précédant l’établissement des Etats.

— La reprise par les travailleurs des moyens de production et de distribution, mais non la nationalisation de ces moyens. Ceci sera l’œuvre de coopératives décentralisées, et réalisées grâce à la disparition du patronat. C’est la révolution par le bas, et non par le haut comme dans les révolutions politiques. La propriété deviendra propriété de tous et un pas sera fait vers le communisme en accord avec les leçons du Christ : détachement des biens matériels, donc propriété en commun.

— La fraternité et l’égalité de tous les hommes entre eux, qui ont le même père, Dieu. Le racisme est un blasphème dans toutes ses formes, car Dieu a créé l’homme à son image et il offre la rédemption à tous. L’homme vient à Dieu librement, ou bien il n’y vient pas, ce n’est l’affaire de personne ni d’aucune institution que d’imposer la foi à qui que ce soit. Toute persécution envers un peuple est un péché et un crime contre la liberté.

— La révolution, en nous-mêmes aussi bien que dans la société, mais la révolution pacifique. Sinon, la violence usant de moyens mauvais, le but, atteint sera mauvais, et mènera à une nouvelle tyrannie. Le Christ a certainement enseigné la non-violence. Aussi, pour lutter contre l’Etat et ses injustices, il faut utiliser des armes spirituelles et la non-coopération. Les méthodes recommandées dans ce but sont : refus de payer les impôts, de participer à la défense civile, de se présenter au service militaire, les grèves non violentes, le refus de collaborer avec le système.

Un journal mensuel, « The Catholic Worker » devient le porte-parole du mouvement. Les CW ouvrent au cours des ans une trentaine de « maisons d’accueil. » où ils hébergent et nourrissent un nombre incroyable de miséreux. D’autres fondent des petites communautés où le travail de la terre alterne avec des conférences, des retraites, des prières. Tous les responsables ont fait de la prison : pour manifestations pacifistes, antiracistes, contre la peine de mort, pour les droits civiques, etc. Ammon Hennacy, qui vient de décéder, et qui fut pendant quelques années un collaborateur assidu de Dorothy Day, a consigné dans un livre de souvenirs un grand nombre de ces événements. Comme il a parcouru les Etats-Unis en tous sens pour faire des conférences et des adeptes, il a aussi pu visiter de nombreuses communautés pacifistes américaines dont on trouvera de brèves descriptions dans le même ouvrage : Doukhobors, Mormons, Témoins de Jéhovah, Molokans, Single Tax, Bruderhof, Huttérites. Il est difficile d’évaluer le nombre des adhérents au mouvement des Travailleurs catholiques américains ; mais on sait qu’ils viennent de tous les milieux et de toutes les classes sociales, et l’on compte aussi, parmi eux, des prêtres et des religieuses, qui se disent anarchistes.

Plus de 130 communautés de Catholic Worker, où les « maisons d'hospitalité » prennent soin des sans-abris, existent aujourd’hui aux Etats-Unis. Le Mouvement Catholic Worker a constamment protesté contre la guerre et la violence depuis plus de sept décennies.

Dorothy Day est une femme forte, comme on en fait peu. Elle était orthodoxe en ce qui concerne l'enseignement et la morale de l'Église, elle est profondément pacifiste. Fervente dans sa foi, elle a aussi défendu l'orthodoxie morale chrétienne lors de la révolution des années 1960. Elle a reçu le prix Pacem in Terris en 1972. En 1996 a été réalisé un film sur sa vie, Entertaining Angels: The Dorothy Day Story. Maurin et Day ont tous les deux été baptisés et confirmés dans l'église catholique et croyaient dans l'institution, montrant ainsi qu'il est possible d'être anarchiste chrétien tout en choisissant de rester au sein de l'Église. Après sa mort, Day a été proposée à la sanctification par les missionnaires clarétins en 1983. En mars 2000, le pape Jean-Paul II a donné à l'archidiocèse de New York la permission d'ouvrir le procès pour la béatification et la canonisation de Dorothy Day, lui donnant le titre de servante de Dieu.

Plusieurs des personnalités importantes du mouvement étaient anarchistes et pacifistes. Le Catholic worker Ammon Hennacy définit l'anarchisme chrétien ainsi :

Le dictionnaire définit le chrétien comme celui qui suit le Christ, pas à pas. L’anarchisme est une coopération volontaire pour le bien, avec le droit à la révolte. Un anarchiste chrétien est donc quelqu’un qui tend l’autre joue, renverse les stables des changeurs, et n’a pas besoin d’un flic pour savoir comment se comporter. Un anarchiste chrétien n’a besoin ni de munitions ni de richesses billets pour tendre vers son idéal : il tend cet idéal tous les jours par la Révolution de cet Homme Unique avec qui il affronte un monde décadent, confus et mauvais.

Hennacy est connu pour avoir décrit son travail avec les Catholic Workers, l'IWW et la Joe Hill House of Hospitality. C’était un anarchiste pratiquant fugitif de la conscription, un végétarien et un résistant aux taxes. Il a également tenté de réduire sa taxation en adoptant un mode de vie de simplicité et d'échange. Son autobiographie The Book of Ammon décrit son travail dans l'action non-violente, sociale et anarchiste, et fournit nombre d'informations sur la vie des anarchistes chrétiens aux Etats-Unis au xxe siècle. Ses autres livres sont One Man Revolution in America et The Autobiography of a Catholic Anarchist. Ammon Hennacy est l'auteur de diatribes enflammées contre le pouvoir de la force, de la loi et de l'État qui continuent à inspirer l'action anarchiste non-violente encore aujourd’hui

Les Catholic Workers, outre Chesterton, se reconnaissent deux inspirateurs américains au xixe siècle : William B. Greene et Adin Ballou.

Le premier, un individualiste anarchiste, a été le créateur du mutualisme chrétien. Son livre de 1850, Mutual Banking, commence par une discussion (tirée de Pierre Leroux) sur le rite chrétien de la communion comme modèle pour une société basée sur l'égalité et, se termine avec une invocation prophétique de la nouvelle dispensation mutualiste des besoins. Le second, Ballou, est le fondateur de la Hopedale Community dans le Massachusetts, et fut un grand pacifiste, socialiste et abolitionniste du xixe siècle. Il était unitarien et Tolstoï a beaucoup été influencé par ses écrits.