La temporalité médiévale fut là un mouvement historique rythmé cardinalement par la dialectique des cheminements contradictoires où se posaient et s'opposaient de manière croissante la structure féodale de la propriété foncière rurale et la propriété corporative urbaine du métier. La division entre le commerce et l'industrie qui existait déjà dans des villes anciennes se développa plus tard dans des formes de plus en plus élaborées et ravageuses lorsqu'à partir de la révolution capitaliste médiévale des villes neuves italiennes émergea un premier marché d'importance. Alors quand les Cités entrèrent ainsi en rapport les unes avec les autres dans des extensions et des termes tels que la vieille rente foncière de l'avant dut finalement se plier toujours davantage aux exigences de présentation de la rente commerciale et fiscale, il se prépara peu à peu l'émergence de l'État royal moderne comme antichambre financière du devenir des lumières marchandes qui conduiraient inévitablement à la révolution mercantile de 1789.

Par delà la perte éminemment symbolique du Saint-Sépulcre par les chrétiens pourtant alors encore prédominants en terre d’Orient, les forces productives de la géo-politique particulière qui vont faire apparaître les croisades viennent indiquer très symptomatiquement que se formalise alors dorénavant une nouvelle donne considérable de l'économie et de la politique puisque la puissance de domestication des hommes qui était encore jusque là l'expression d'une domination essentiellement terrienne, tenue par la noblesse, laisse désormais indiquer qu'une domination nouvelle, expression d'une domestication essentiellement de nature commerciale, tenue par les marchands et les représentants des républiques italiennes, est en train de survenir et qu'elle va se répandre en un nouvel ordonnancement du monde.

Concomitamment au progrès déterministe du travail civilisationnel de la servitude qui allait faire passer l'assujettissement d'un stade essentiellement stable et auto-reproductif à une phase de bouleversement systémique constamment élargi, le devenir des marchés qui s'agrandissaient sans cesse allait faire peu à peu de chaque réalité humaine une simple valeur d'échange. C'est pourquoi à côté mais à l' envers des croisades étatiques réalisées avec la bénédiction du christianisme institutionnel papiste ou byzantin, se sont toujours levées des croisades sauvages et spontanées qui, au nom d'un regard christique révolutionnaire, n'entendaient point se perdre dans les réaménagements trans-continentaux générés par l'histoire des bourses de valeurs qui avait fait surgir les cités marchandes italiennes comme plate-forme centrale du bénéfice des pèlerinages armés.

Ainsi, de croisades des gueux en croisades des vagabonds, des paysans, des enfants ou des marginaux, tout l'espace-temps officiel de la machinerie étatique des croisades du pouvoir des aristocraties foncières et financières fut doublé en négatif radical par un espace-temps prohibé et parallèle continûment en récusation de toutes les machineries financières et foncières du pouvoir de l’État.

Alors que l'on embrigadait ainsi massivement les populations pour la défense économique et militaire des frontières physiques d'un Royaume de Jérusalem immobilier et mobilier où les républiques maritimes italiennes du Capital en expansion, à l'ombre des couronnes d'Europe, entendaient toujours investir davantage pour l'élargissement continu des rendements de leurs routes commerciales, il y avait toujours quelque part en contre-point factieux, un emplacement de parole frondeuse qui appelait ici et maintenant à la Jérusalem céleste de la communauté de vie contre toutes les puissances d'argent et en négation absolue du Temple de la marchandise. Conséquemment, la croisade dite des Pastoureaux renvoie, à ce moment là, à deux insurrections paysannes de masse dont l’histoire se mêle originellement à celle des croisades populaires qui virent le jour non seulement hors des sphères des puissances politiques et religieuses d’alors mais même souvent et d’abord à leur encontre. Ces croisades eurent lieu en 1251 et 1320.

La première croisade des Pastoureaux surgit lors de la septième croisade lorsque Louis IX, plus connu sous le nom de Saint Louis, se trouva enlisé dans les effets de la bataille de Mansourah et qu’il finit par s’y retrouver emprisonné avec toute son armée. Lorsque la nouvelle du désastre parvient en terre de France, elle engendra – sur le terrain d’une crise sociale généralisée de la rente foncière féodale de plus en plus déficiente - scepticisme, défiance, ébullition et émeutes. Comment un roi si pieux avait-t-il donc pu être ainsi abandonné si visiblement de Dieu ?

L’explication, sur le terrain des luttes de classes réellement existantes, apparu très vite dans le parler incendiaire et radical des prédicateurs communeux, en particulier celui d'un moine hongrois cistercien extrémiste. Ce moine d’enthousiasme et de passion intransigeante, nommé Maître Jacques, soutint avoir été directement avisé par la Vierge Marie que les oppresseurs du pouvoir, les aliénés de la richesse et de l’orgueil ne pourraient jamais reprendre la Jérusalem du Christ puisque seuls pouvaient y parvenir les hommes de l’Être, les cœurs purs, les pauvres, les humbles, les bergers, dont il se devait, lui, d’être l’éclaireur. L’arrogance et l’insolence de la chevalerie, ajoutait le moine hongrois, avaient considérablement mécontenté Dieu et c'est pourquoi ce dernier appelait à une totale transformation incendiaire de l'administration des choses.

En ce temps, le terme de pastoureaux qui désignait d'abord les bergers, donna ainsi son nom à cette croisade maximaliste. Une alarme solennelle eut lieu pour la Pâques 1251. Alors, des milliers de bergers et de paysans prirent la croix et se mirent en marche vers la capitale du royaume, armés de haches, de piques, de faux, de couteaux et de bâtons. Partis à plus de plus de 30 000 d’Amiens, ils dépassèrent rapidement les 50 000 puis approchèrent les 100 000 parvenus à Paris, où Blanche de Castille fut contrainte de les recevoir.

Dans un premier temps, la reine feignit de leur donner son approbation mais leur mouvement de sédition généralisée était bien trop dangereux socialement pour être toléré durablement par les puissances établis de la domestication politique et religieuse. En accusant nommément les marchands et les nobles, les abbés et les prélats, de vacuité et de cupidité, d'orgueil et de malfaisance, et en s'en prenant même frontalement à la Chevalerie, accusée de mépriser les pauvres et de tirer profit de la croisade, les pastoureaux se désignaient là eux-mêmes comme des indomptables inacceptables.

A mesure que se développait le mouvement de cette sédition inapprivoisable, des conflits de plus en plus violents et exacerbés ne cessaient partout de s’ensuivre en touchant aussi bien les campagnes que les villes et le mouvement qui s'étendait désormais de la Normandie à la Rhénanie jusqu'à aller toucher le nord de l'Italie, rendait hautement nécessaire que l'étouffement, l'intimidation et la répression furent alors prestement mis en mouvement pour que l'ordre des traditions de soumission fut restauré.

Sous la pression du tumulte en mouvement, Jacques put cependant finalement obtenir l'autorisation de prêcher en chaire à Notre Dame de Paris. A la fin mai, au cours d'une homélie enragée, il réclama l'abolissement de toutes les pauvretés et la totale communauté des biens, aujourd'hui tout de suite et non pour plus tard après la mort, incitant ainsi directement les assemblées factieuses à l'in-soumission généralisée. Le prêche terminé, les insurgés se répandirent dans toutes les rues de la capitale, où, comme à Amiens au début du mois, elles s'en prirent aux clercs, aux bourgeois, aux nobles et à tous les agents du fiscalisme étatique. Malgré l'intervention des officiers du guet à la Sorbonne et dans le quartier de l'Université, les barricadiers demeurèrent les plus forts et de nombreux représentants de l'appareil de répression furent massacrés pour avoir tenté de s'opposer à l'escalade agitatrice.

Ce n'est donc qu'avec très grandes difficultés et multiples tergiversations que la classe dirigeante parvint finalement et péniblement à contraindre les pastoureaux à quitter Paris. Le mouvement se scinda alors en deux colonnes : l'une fit route vers Rouen pendant que l'autre plus imposante cheminait vers Orléans. Là, en cet endroit ou se combina militairement la résistance acharnée et conjointe des milices communales de la bourgeoisie ascendante et des corps seigneuriaux de la féodalité déclinante, l'incendie put en fin de compte être contenu et ses restes continuèrent ensuite pour une partie vers Tours et pour l'autre vers Bourges. Blanche de Castille comprit alors finalement toute la gravité de ce danger impérieux que les rapports de ses intendants avaient souligné en lui rapportant les progressions inquiétantes de cette croisade d'en bas qui s'était progressivement transmuté en jacquerie fermement jusqu'au- boutiste.

Aussi, commanda-t-elle qu'on débarrasse le royaume de ce fléau dissident et d'abord de l'homme de Hongrie, qualifié désormais d'hérétique, d'égaré et de sorcier. Le 11 juin, à Villeneuve sur Cher, à la suite d'un nouvel engagement hautement violent, la troupe paysanne fut cette fois disloquée et celui que l'on dénommait Jacob capturé puis mis à mort. Leur animateur disparu, les assemblées de paysans combattants se dispersèrent d'elles-mêmes, et la grande révolte, confrontée aux massacres, exécutions, coercitions et chantages, finit insensiblement par se dissiper.

Néanmoins, l’on retrouve une nouvelle fois le nom et la trace de cet embrasement historique lors du grand soulèvement de 1320, connu sous le nom de seconde croisade des pastoureaux qui partie de Normandie à la Pâques de 1320 mit en branle des milliers de paysans rejoints par des masses fiévreuses de vagabonds, de bergers et de brigands. Ce flot grossissant se dirigea ensuite vers l'Aquitaine et le Périgord et ne fut finalement arrêté qu'en Aragon lorsque des milliers d'entre eux furent massacrés.

Il est aisé de la sorte de constater que le trouble social fort, aigu et incisif est une constante des pays d'Europe, plus notablement là d'ailleurs où la culture vivace des communaux de la terre et de l'âme revivifiée par les invasions germaniques a doté le malcontentement des hommes d'un puissant levier de résistance collective au mouvement oppressif des transformations agraires et de la fiscalité étatique.

A suivre...