Les champignons hallucinogènes prennent racine dans les bouses de vache. Quand nous avions 20 ans, les cheveux longs, des pattes d’éléphants et des noms de groupes californiens griffonnés sur nos surplus américains, nous avions coutume de faire un pèlerinage dans la région lilloise pour cueillir des champignons hallucinogène sur les bouses de vache. Saine occupation pour des jeunes, dira-t-on, comparée à la funeste manie de brûler des voitures.

Je comprends parfaitement la nécessité d’un enracinement, mais je me méfie du sens que ce mot peut prendre ou, hélas, a pu prendre dans certaines bouche, bref, je me méfie du Vaterland, du culte du sol natal. Jésus était-il enraciné dans sa terre de Galilée ? Je n’en suis pas sûr. N’était-il pas plutôt enraciné dans le ciel ? Peut-on penser saint Paul sans Tarse et saint Pierre sans le lac de Tibériade ? Oui, on le peut et, si j’osais, je dirais qu’on le doit. D’une certaine manière, l’appartenance à l’Eglise est un véritable déracinement. Le chrétien n’a qu’un seul roi, le Christ et qu’un seul royaume… qui n’est pas de ce monde. Il fait corps avec une Eglise qui est répandue de part le monde et qui, tout en transfigurant toutes les cultures locales, les transcende radicalement.

Est-ce là propre au christianisme ? Je ne pense pas. Peut-on penser Bouddha sans Lumbini, Lao Tseu sans le pays de Chu ? Oui, on le peut. Certes, Socrate est difficilement pensable sans Athènes, enracinement que la cité lui a d’ailleurs fait payer cher. Mais Platon, Aristote, Chrysippe, mais les cyniques, les épicuriens, sans parler des cosmopolites stoïciens ? Tous des déracinés, des exilés, des citoyens d’un « sol » qui s’appelle l’hellénisme, répandu dans tous « l’univers habité ».

Je ne nie pas l’importance de l’enracinement, mais je pense qu’il n’est fructueux que lorsqu’il passe par un déracinement. Prenez notre cher Descartes, notre « héros » national. Peut-on le penser sans La Flèche ? Non seulement on peut le penser, mais comment faire autrement, lui qui a passé le plus clair de son temps à l’étranger, qui a élu domicile dans les Provinces-Unies (aujourd’hui la Hollande) et qui est mort en Suède. C’est en Suisse, en Italie, à Nice que Nietzsche est vraiment lui-même, c’est à Paris, Berlin ou Florence que Dostoïevski devient slavophile ! C’est à l’étranger que fleurissent les grands génies. Que serait devenu Le Greco s’il était resté en Crète, Picasso en Espagne, Samuel Beckett en Irlande, Ionesco et Cioran en Roumanie, Levinas en Lituanie ?

Mais, dira-t-on, précisément, tous ces artistes sont français, ils se sont enracinés en France, c’est leur patrie. Je ne le nie pas, mais je pense sincèrement que si la France a pu être leur patrie, c’est justement parce qu’elle s’est pensée autrement qu’un Vaterland, qu’elle ne s’est pas construite sur le droit du sol, mais sur une idée universel, celui de la liberté.

Je suis pour l’enracinement, l’enracinement dans le ciel.



Alain Durel