« Il me faut décrire le ravage de mon pays » : lorsque Bernard Charbonneau (1910-1996) publie Tristes campagnes en 1973, les « Trente Glorieuses » s’achèvent. Trente année de modernisation industrielle et agricole effrénées qui ont détruit son pays, le Béarn. Trente ans de soumission à la religion du changement, que nous subissons depuis quarante autres années et dans laquelle la plupart d’entres nous sont nés. Un monde lequel, à la fois tout change et rien ne bouge, tout bouge et rien ne change : « L’actuelle valorisation du changement ne fait qu’exprimer un refus de le connaître, une angoisse née d’un sentiment d’impuissance », analyse finement l’auteur dans cet inédit éponyme de 1990. Alors, paradoxe répondant au paradoxe, peut-être une révolution viendra-t-elle d’une réaction de conservation. Conservation de la nature et de la liberté humaine face à leur destruction techno-industrielle. « Dans un monde qui bouge, l’immobilisme est un désordre », prévenait un grand publicitaire il y a dix ans. C’est à ce salutaire désordre, à cet anarchisme restaurateur que nous sommes peut-être appelés aujourd’hui : « Tout changement créateur est pour une part conservateur, fruit d’une connaissance de ce qui ne doit ou ne peut être changé. » Comme Charles Péguy, Charbonneau rappelle que « désormais c’est la révolution qui maintiendra la tradition ». Comme Simone Weil, il insiste sur l’enracinement qui passe par un nécessaire réenracinement, « l’utopie topique », pour lui « la moins utopique des utopies ». Ainsi témoigne-t-il de la disparition de son Béarn natal, non par goût morbide pour le passé révolu, mais comme témoignage d’une réalité qu’il nous appartient de réincarner : « Et en témoignant de ce que fut ma patrie, peut-être donnerai-je aux jeunes hommes l’idée de s’en créer une. » Et d’ouvrir des pistes : contre la régionalisation qui n’est qu’un raffinement de la centralisation, proclamer et réaliser l’indépendance des petites patries, en misant sur l’être et non sur la puissance. Pour rompre avec le changement perpétuel, il ne s’agit pas moins que de fonder une nouvelle tradition. Et d’imaginer « ce que pourrait être un hameau ou un village revivifié par la liberté ; dans l’église abandonnée par le curé on se réunirait pour débattre et communier, à l’école on éduquerait de nouveau les enfants. » Une vision qui ne peut que parler au cœur des chrétiens comme de tous les hommes épris de liberté.

Bernard Charbonneau, Le Changement, Le Pas de côté, 2013, 160 p., 12,50€ ; Tristes campagnes, Le Pas de côté, 2013, 248 p., 15€
(Falk van Gaver dans La Nef N. 257 de mars 2014)