Pourtant, j'étais fort mauvais poète.

Je ne savais pas aller jusqu'au bout.

J'avais faim

Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres

J'aurais voulu les boire et les casser

Et toutes les vitrines et toutes les rues

Et toutes les maisons et toutes les vies

Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés

J'aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaive

Et j'aurais voulu broyer tous les os

Et arracher toutes les langues

Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m'affolent...

Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe...

Et le soleil était une mauvaise plaie

Qui s'ouvrait comme un brasier

En ce temps-là j'étais en mon adolescence

J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance

J'étais à Moscou où je voulais me nourrir de flammes

Et je n'avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux

Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France (extrait), 1913