« La liberté des Révolutionnaires débouche dans la tyrannie des forts sur les faibles, leur égalité dans le despotisme toujours plus cruel de quelques milliardaires sur le peuple, leur fraternité dans les luttes intestines et la guerre inexpiable entre les classes. Quelques-uns comprennent ceci, tandis que beaucoup ne voient pas le caractère essentiellement satanique de la Révolution. Mais ceux qui pénètrent en dessous de la surface des choses voient que la question religieuse est sous-jacente à toutes les autres questions agitées à présent : que c’est de la peste du libéralisme politique et économique que surgit le libéralisme athée et anti-chrétien. »1

Ces mots vieux d’un siècle de Mgr Louis Billot, sj, « un théologien de grande classe »selon le P. Marie-Dominique Chenu, op2, sont devenus aujourd’hui quasiment inaudibles chez nombre de catholiques – provoquant l’ire ou l’ironie si ce n’est l’incompréhension, et une incompréhensible défense bec et ongle du libéralisme économique et politique. Levée de bouclier immédiate contre le supposé « socialisme » voire « marxisme » de l’antilibéral chrétien. Crime de lèse-marché !

C’est qu’ils mélangent le socialisme marxiste-léniniste et social-démocrate et les sécurités sociales légitimes. Ils aussi mélangent le libéralisme philosophique, politique et économique et les libertés économiques légitimes. Quand un chrétien s’attaque au capitalisme, au libéralisme ou au néolibéralisme, il critique une certaine idéologie économique et politique, une certaine anthropologie, une certaine conception de l’homme, voire une certaine théologie (on le savait avant Max Weber). De même que lorsqu’il s’attaque au socialisme ou au communisme, c’est aux avatars du marxisme-léninisme et de la social-démocratie qu’il s’en prend.

Ne nous méprenons pas. Moi aussi, je suis libéral. Au sens de la libéralité, qui est une vertu tout à fait contraire à « l’intérêt bien compris » de l’ « économie politique »classique et néoclassique, fondement de l’anthropologie libérale.

Mais quand je m’intéresse aux questions économiques, je suis avant tout social, car je suis chrétien et je m’inscris dans la lignée de l’enseignement de l’Eglise, de la doctrine sociale de l’Eglise qui est bel et bien « sociale », c'est précisément l'adjectif qui la caractérise (et non pas « libérale », ne vous déplaise) : on parle bien depuis deux siècles de « christianisme social » voire de « socialisme chrétien », de « chrétiens sociaux », mais, s’il y a eu un « catholicisme libéral » en France notamment, l'Eglise n'a jamais donné son blanc-seing à des « chrétiens libéraux », à un « christianisme libéral » ou un« libéralisme chrétien ». La liberté chrétienne et le libéralisme sont deux choses bien distinctes. Comme l’a rappelé Benoît XVI : « La liberté de Jésus n’est pas la liberté du libéral. »3

Et c'est justement cette doctrine sociale de l'Eglise qui est une autre voie, alternative, créative, et non réductible au « socialisme » ni au « libéralisme ». A condition d'en déployer justement toute la richesse et l'inventivité, en toute liberté, comme nous y invite notre pape François.

Attention, lorsque je parle comme au 19e siècle de « christianisme social » ou de« socialisme chrétien », je ne parle pas du système sociopolitique étatique dit abusivement « socialiste » alors qu'il est étatiste. Un véritable socialisme est social, pas étatique, il est une socialisation par la société elle-même, selon les principes de subsidiarité et de solidarité - que ne respecte en rien le libéralisme économique qui est intrinsèquement étatique. L'émergence de l'Etat moderne et celle du capitalisme sont intrinsèquement liées, tout étudiant en économie sait cela, et le socialisme d’Etat n’est qu’un avatar du capitalisme d’Etat.

Mais je conteste justement cette symétrie inversée et simpliste qui veut que le socialisme et l'Etat soient le mal et que le libéralisme et le marché soient le bien. Le libéralisme économique est encore un étatisme. Toute la pensée des « libéraux-conservateurs » et autres « neocons » et « theocons » à la française est construite sur cette confusion et mène à l'impasse d'une défense chrétienne du libéralisme.

Le libéralisme est pratiqué en France depuis plus de deux siècles, en digne successeur du jacobinisme révolutionnaire. Un jour il faudra m'expliquer qui pratique vraiment le socialisme en France.

Falk van Gaver

Cet article est la version longue d’une chronique parue dans La Nef N. 255 de février 2014.

1 L. Billot, Traité de l’Eglise du Christ, 1900

2 M-D Chenu, Un théologien en liberté, 1975

3 Benoît XVI, L’Enfance de Jésus, 2011