Invoquer la loi naturelle devant nos contemporains revient souvent à troubler malgré soi le débat, tant leur conception immédiate de cette expression est gauchie par l’ignorance. Ils n’ont généralement lu ni Aristote, ni Cicéron, ni saint Thomas sur cette question : aussi déduisent-ils de l’emploi de ces termes que leur interlocuteur tente de réduire à un déterminisme animal les rapports humains, et si c’était vraiment le cas ils auraient parfaitement raison de contester cette logique. Le malentendu est singulièrement patent dans le grand débat de notre temps, celui du nouveau mariage. Il bute sur un obstacle parfaitement identifiable, qui est la polysémie de l’adjectif naturel, que notre époque oppose à culturel, humain ou artificiel, quand dans la philosophie classique c’est de surnaturel qu’il est l’antonyme. Chez Thomas d’Aquin qui, comme en d’innombrables autres matières en est le condensateur et le transformateur, qui l’a passé au creuset de son alchimie merveilleuse pour lui conférer un sens plus profond et plus efficace, la loi naturelle ne vaut précisément que pour la créature raisonnable, c’est-à-dire sur terre seulement pour l’homme. Par où l’on voit qu’il n’est pas du tout question d’induire de procès bestiaux un bien valable pour l’humanité, et que résoudre l’épineuse énigme de la sexualité des phoques dans un sens ou dans l’autre ne nous conduira jamais à la lumière. En effet, explique-t-il, « seule la créature raisonnable est capable de recevoir une direction qui l’ordonne à ses actes, non seulement du point de vue de l’espèce, mais encore du point de l’individu. » Et ceci en vertu du fait que seule « elle possède en effet une intelligence et une raison qui lui permettent de voir comment, d’une façon très complexe, quelque chose peut être bon ou mauvais selon les individus, les moments ou les situations. » Ainsi, poursuit-il, « la créature raisonnable est soumise à la loi divine selon un mode supérieur à celui qui se réalise pour tous les autres êtres », et c’est précisément cela que l’on appelle la loi naturelle qui « participe elle-même à la providence divine en pourvoyant aussi bien à elle-même qu’aux autres êtres. » Ici, l’on pourrait donc penser, mais dans un second temps seulement, une opposition entre loi naturelle et préceptes culturels, dans le sens où pour les philosophes qui reconnaissent l’existence de cette loi, accordée dès l’origine à toute l’humanité, c’est elle qui la fonde et non l’existence d’une culture, la culture n’étant que la conséquence de cette loi donnée. Il n’y a pas de façon plus grande d’honorer l’homme que de comprendre l’existence de cette loi, puisqu’elle est participation « à la raison éternelle qui lui donne une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui sont requis. » Mais il est compliqué pour le contemporain qui non seulement ne croit pas en un dieu tout-puissant, ce qui de soi n’est pas requis pour admettre la loi naturelle, mais surtout imagine que l’univers n’est qu’un feu d’artifice de hasards rendus possible par le premier hasard qui le fit exister, d’admettre que cette loi pût être là. Ce qui par ricochet rend très difficile la compréhension d’une nature humaine. Mais il faut remarquer que pour saint Thomas, il existe plusieurs niveaux de la loi naturelle. Elle implique des préceptes primaires, comme l’obligation de se nourrir pour subsister ou le fait de n’être pas injuste avec son prochain ; et des préceptes secondaires, qu’il qualifie de droit des gens, dont relève sans aucun doute la question du mariage. Le droit des gens, ou droit naturel secondaire est, comme le dit l’un de ses commentateurs, « le droit qui est observé par tous les peuples et entre tous les hommes, sans pourtant requérir d'institution spéciale ; il ne doit son existence qu'à la seule raison naturelle. » C’est pourquoi jusqu’ici personne n’avait songé à préciser que le mariage impliquait nécessairement un homme et une femme. C’est ce droit des gens qu’attaque l’époque, auquel elle pense pouvoir substituer en toute quiétude un droit positif dont les liens avec le réel sont plus que suspects. Comment peut-il être possible que, si la loi naturelle existe, un tel nombre de Français aujourd’hui, réclame contre elle la législation absurde du « mariage homosexuel » ? Saint Thomas avait déjà prévu cette possibilité : « Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du coeur des hommes soit en raison de propagandes perverses, de la même façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d'habitudes de corruption morale. C'est ainsi que certains individus, au témoignage de saint Paul, ne considéraient pas le brigandage ni les vices contre nature comme des péchés. » Il s’agit donc, plus que jamais, de réfuter ces propagandes perverses et de changer nos coutumes dépravées. Vaste programme. JG