C’était un matin déjà chaud pour cette fin d’hiver sur les pentes qui dominaient Rouen. Un matin à faire l’amour longtemps et lentement pour continuer la nuit mélancolique, comme on avait su le pratiquer dans les années 80 d’une autre jeunesse. Mais en 2017 tout le monde l’avait oublié, sauf Augustin peut-être qui avait sorti avec une remarquable tranquillité une bergère Louis XV de la vieille maison de famille dominant orgueilleusement, malgré ses rideaux déchirés de poussière, la ville de Flaubert. Il s’était servi son premier scotch de la matinée en regardant le soleil se lever, dans une roseur homérique. Ce plaisir solitaire-là, personne n’avait encore su le lui enlever. Il repensait au cul bronzé de Vanessa quand l’antique téléphone sonna. Marc ne possédait pas de portable dans cette maison, mais il avait traîné l’appareil au long fil jusqu’au guéridon fané du jardin, dont la peinture blanche déjà s’écaillait comme sous les grattements incessants d’un monde numérisé. Dans le combiné, la voix de Marc grésilla.

« Augustin, je suis à Toulon.

Sur sa bergère, Augustin sursauta. Marc ? A Toulon ? Impossible. La ville avait été rasée il y a quatre ans comme la moitié de la Provence par l’explosion du surgénérateur Iter à Cadarache. Un coup des Américains, disait-on. Par jalousie, ajoutait-on. Mais c’était difficile à prouver. Il se ressaisit :

« Tu es toujours aussi taré, Marc. Comment as-tu fait pour entrer dans la zone interdite ? - Je t’expliquerai. Ce n’est pas ça l’important. J’ai trouvé quelque chose. Il faut que tu viennes. Immédiatement. »

Augustin avala péniblement son reste de scotch. Aller là-bas, même pour un hiérarque du Parti comme lui, ça relevait évidemment du suicide. La voix de Marc se fit dure, impérative et froide à l’autre bout du fil :

« Augustin, je ne vais pas pouvoir rester longtemps ici. Douze heures peut-être, ou dix. Il faut que tu viennes. »

Puis la voix se perdit et une longue succession de bip-bip résonna dans l’oreille d’Augustin. Combien de temps resta-t-il ainsi, dans son peignoir de bain jaune, derrière lui la bergère renversée sur une pelouse mal soignée, un verre de whisky vide à la main ? Il n’aurait su le dire.

Quand il reprit ses esprits, il avait déjà démarré son coupé Lifan et fonçait vers le premier périphérique de Rouen. Dans le coffre, un sac de sport dans lequel il avait jeté quelques frusques indispensables. Il pressa un bouton pour remonter la capote, régla le limitateur de vitesse sur 220, mit en route son Smartphone Gi-Peng IV branché sur l’allume-cigare et s’envoya dans le gosier une gorgée d’un Cognac mis en bouteille à Shenzhen. Le meilleur. Décidément, ces sacrés Chinois savaient tout faire, du bolide de sport jusqu’à l’alcool français. Autour de lui, les banlieues ultra-modernes défilaient comme dans un rêve. Merde, pensa-t-il, ça ne vaut pas ma vieille maison de famille quand même. Il se reprit aussitôt et s’en voulut de sa complaisance pour les antiquités. Depuis qu’en 2012, à la surprise générale, Mélenchon avait été porté au pouvoir par le peuple, on avait bien été obligé de constater que les vingt-cinq siècles passés n’avaient été qu’un bégaiement de l’histoire humaine. En deux ans, le Président avait remis le pays en route, faisant taire devant son incroyable succès les éternelles critiques libérales contre les principes du socialisme actif : la France était devenue la deuxième économie mondiale, grâce à son alliance stratégique avec la Chine. Le chômage avait disparu. L’Allemagne écrasée, les pays anglo-saxons dévastés par leur laxisme congénital. Ici on produisait tout en joint-venture avec l’Empire du Milieu. Et ça marchait. Maintenant que les préventions écologistes à la mords-moi le nœud avaient été écartées, maintenant que le dimanche lui-même était travaillé, l’économie produisait à plein régime, plus puissante que jamais. Nul n’avait été oublié dans cette montée vers le progrès véritable, et nul d’ailleurs ne se plaignait. Il n’y avait plus ni Français, ni immigré, ni étranger ici : tous logés à la même enseigne, et s’il fallait parfois organiser les flux d’arrivants du sud, c’était seulement le temps de construire une ville nouvelle dans la Creuse, la Corrèze ou la Champagne. 120 millions d’habitants cette année ! lui avait confié ravi son ami Théo du planning populaire. La croissance était énorme, inattaquable comme le Yuan auquel l’Euro nouveau avait été arrimé. A 30 kms au sud de Rouen, Augustin fut bienheureux que le GPS choisisse à sa place : pour lui, il n’eut jamais su laquelle des cinq autoroutes qui menaient vers le midi eût été la plus rapide et la moins encombrée. Mais de toute façon, il n’avait qu’à sortir, au cas où les habituels bouchons dépasseraient la centaine de kilomètres, son macaron du Ministère de la Culture pour doubler toute la file. Il n’en eut pas besoin, heureusement. En Eure-et-Loire, il croisa la gigantesque centrale d’enrichissement d’uranium au laser, dernière fierté du régime. Les Américains qui n’avaient jamais réussi à mettre la technique au point venaient y quémander quelques grammes d’énergie survoltée, que parfois on leur accordait généreusement. Il tripota nerveusement son smartphone sur lequel défilaient les photos érotiques d’Amalia, « sa négresse à oilpé » comme l’appelait son grossier camarade de la rue de Varenne, Jean-Pierre Moineau. Un vieux pas totalement décontaminé, celui-là, qui se croyait encore dans les rapports de domination sexuelle des temps anciens. Les infos s’affichèrent instantanément : il faudrait éviter Dantonopolis en Auvergne où se tenait le meeting mensuel du Grand Syndicat Unipluriel. A Lyon, la basilique de la déesse Egalité, en haut de Fourvière, accueillait une foule immense pour la profession de foi démocratique-populaire des classes de quatrième. Il faudrait passer au milieu, par l’A276-B. Ça tombait bien, c’était sa préférée, et elle le mènerait directement à Montélimar où se trouvait ce qu’il cherchait.

Mahmoud. C’était lui : il n’eut pas à le chercher bien longtemps, il l’attendait sur le pas de son pavillon à toit de pagode, semblable à mille autres dans cette banlieue banale de Montélimar. C’était un homme sur qui Augustin savait pouvoir compter dans les coups durs : un ancien des Indignés, - un Indignado, comme il aimait encore à dire – qui avait participé de manière déterminante à la chute du gouvernement grec de 2012, à la suite de laquelle la Chine avait récupéré le Pirée, la Crète et toutes les Cyclades. Il travaillait maintenant pour le gouvernement, mais comme agent spécial : c’est-à-dire que nul ne venait mettre son nez dans ses affaires. Il avait une vague couverture comme employé des Guillotines de Montélimar : la ville s’était en effet spécialisée dans les exécutions après le retour de la peine de mort, le lendemain de l’élection de Méluche. Depuis Marine Le Pen qui avait étrenné le nouveau rasoir national, on avait pratiqué dans les six mille décollations, si les souvenirs d’Augustin étaient bons.

Dans sa cuisine Aï-kea, Mahmoud lui offrit un pastis : « Distillé clandestinement », ajouta-t-il en clignant de l’œil, avec sa pointe d’accent marseillais. « Bon, reprit-il, j’ai ce qu’il faut pour ton affaire. Tout est prêt. On part quand tu veux. »

Ce qu’il fallait se trouvait dans un aérodrome censément désaffecté, entouré de hauts murs, dont Mahmoud avait évidemment la clef. Ce qu’il fallait était un vieux coucou de la Seconde Guerre Mondiale, un Spitfire anglais trafiqué : recouvert de résine de peuplier bêta-vulcanisée et doté d’une batterie au lithium de chez Bolloré-Public, le vieux chasseur était indétectable aux radars. Mahmoud poussa les manettes et l’avion décolla dans un silence total.

La nuit était déjà tombée sur Toulon, et le vent hurla quand Augustin ouvrit la porte de l’appareil à trois cents pieds au-dessus de la ville morte. « Go ! », cria Mahmoud, et Augustin se jeta dans le vide. Dans sa descente, il eut le temps de se remémorer les dernières recommandations de l’Indigné : « La moindre déchirure dans ta combinaison ABC peut entrainer la mort. Mais le plus dangereux, ce sont les gardes de la Zone : ils repèrent la moindre source de chaleur à des kilomètres. Alors fais gaffe ». Augustin avait encore en tête le rire sinistre avec lequel Mahmoud avait achevé sa phrase quand il toucha terre dans un roulé-boulé impeccable. Le jardin de Marc : il n’en restait rien, que des ombres d’arbres calcinés, et des vestiges de pierre vitrifiée de ce qui avait été une grande, belle et bonne maison. Quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité de la nuit tiède et sans étoiles, Augustin aperçut la silhouette de Marc, recroquevillée à l’entrée de la cave, au milieu d’éboulis.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. « Après tant d’années, on ne peut même pas s’embrasser, avec cette foutue combinaison », maugréa Augustin. Marc ne répondit pas, il avait l’air vraiment étrange, comme si l’atmosphère saturée avait commencé de le glacer. « Alors, vieux, c’est quoi, cette découverte si importante qu’il a fallu que je traverse tout le pays et enfreigne les lois pour la voir ? »

Sans rien dire, Marc l’entraîna vers l’entrée de la cave. Une vieille cantine gisait là, ouverte, d’où dépassaient des ustentiles désuets, un Lebel, une machine à écrire, une boîte de préservatifs et une fourchette, remarqua Augustin. « Regarde, c’est là », murmura Marc. Il lui montrait, posé sur une pierre un objet allongé et plat, a priori banal. Augustin s’approcha : Putain ! Une revue ! Et en papier ! C’était ça le plus extraordinaire.

« Eh ben, mon coco, ça nous rajeunit pas tout ça » - Lis, dit Marc.

Augustin se pencha précautionneusement vers la revue, la saisit délicatement et l’approcha de ses yeux. « Il me faudrait de la lumière ».

Marc alluma une lampe électrique. La couverture était déchirée, mais on voyait sans mal la photo en noir et blanc d’un homme roulant sur une très antique moto. En dessous était écrit : Georges B…, et puis : Notre capitaine.

« Et alors ? - Ça ne te rappelle rien ? - Non…

Si. Augustin eut soudain un flash. Dans son esprit les images et les mots se heurtaient, comme dans un rêve qui est train de finir : un écrivain français, catholique, d’immenses yeux bleu pénétrants, la Guerre d’Espagne, le Brésil. Et encore un général, de très haute taille, avec un ridicule petit képi sur la tête. La liberté, la vérité, la résistance. La machine. Des mots qui n’avaient plus aucun sens aujourd’hui. Mais qui était cet homme, et que faisait cette revue ici ?

A cet instant, la détonation claqua et Augustin vit Marc tomber lentement, un trou rouge dans la gorge d’où s’échappait le sang à gros bouillons. Il n’eut pas le temps de se mettre à l’abri. Comme sa tête éclatait, un dernier éclair l’assaillit : Georges Bernanos. La France libre.

Puis tout devint blanc.