Il y a peu, la télévision française nous gratifiait d'un documentaire juste et touchant sur la France des oubliés. La France en face révèle en effet une réalité que beaucoup n'osent regarder, préférant de loin s'enfermer dans un parisianisme des plus condescendants. Libération a semble-t-il apprécié - à coup sûr pour se donner bonne conscience - puisqu'il a fait paraître pleine page sous la plume de Sophie Gindensperger un papier empli d'étonnement à l'égard de cette France du "rien" sans la moindre perspective d'avenir. "À l'heure de l'égalité, de Twitter, de la 4G et du roller comment se fait-il qu'il y ait encore des provinciaux, des ploucs et des beaufs ?" semblent s'étonner en chœur nos braves bobos qui ne découvrent cette terra incognita qu'à travers la télévision, bien au chaud dans leurs salles de rédaction.

Certes, on a vu quelques parigots troquer leur pass' Navigo pour s'immerger dans la vie provinciale. Alexandre Majirus avait ainsi pondu un article sobrement intitulé "La bouse ou la vie" dans le Technikart d'avril 2012 qui commençait en ces termes : "La Creuse, ce centre névralgique de la diagonale du vide qui défigure l'Hexagone." S'ensuivait un long réquisitoire fielleux sur l'impossibilité pour le bobo de vivre décemment à la campagne empreint de moquerie et de condescendance toute parisienne. Mais qui de nos jours osera enfin s'intéresser avec sérieux aux sinueuses vies des nouveaux ouvriers et des "beaufs" provinciaux ?

Aux ouvriers les musées et les livres d'histoire. Aux cadres - chargés d’insuffler le nouvel esprit du capitalisme - les têtes de gondole. Ces derniers monopolisent à près de 80% les apparitions télévisuelles tandis que l'ouvrier n'occupe quant à lui que deux misérables pour-cent. De même la presse nous invite assez régulièrement à nous lamenter sur le sort des étudiants sur-diplômés (se destinant sans aucun doute à devenir ce que l'INSEE appelle cadre ou profession intellectuelle supérieure) qui ne parviennent à entrer sur le marché du travail, alors qu'en parallèle il n'est fait nulle mention (ou fort peu) de ces jeunes défavorisés n'ayant pas fait d'études et galérant tout autant au sein d'un monde du travail des plus cruels.

Le monde intellectuel a, à l'instar du monde médiatique, lui aussi abandonné ces nouveaux pauvres. La sociologie n'ose plus traiter pareils sujets et préfère de loin les numéros d'auto-légitimation - on ne compte plus les travaux sociologiques, au sein des Cultural Studies notamment, faisant l'éloge du travail sociologique - ou bien s'intéresser au frivole de nos sociétés post-modernes. Le succès que connaissent les ouvrages de Jean-Claude Kauffmann, désormais incontestable spécialiste de la géopolitique de la fesse, est révélateur de cette faillite de la pensée et d'une discipline vidée de toute sa force normative. Nous ne pouvons que déplorer, avec Zygmunt Bauman, que le sociologue ait troqué sa longue vue, utile pour éviter à l'Argos national les dangereux récifs de la fracture sociale, pour une loupe, lui permettant certes de passer au crible le contenu des sacs à main féminins ou de nos habitudes alimentaires, mais se révélant peu pertinente pour effectuer les prescriptions nécessaires à notre société en crise. La France est ce patient malade au chevet duquel on ne trouve plus que des praticiens aveugles qui, au mieux sous-estiment la gravité du diagnostic, au pire sont persuadés de sa pleine et entière santé. En attendant le sursaut libérateur à venir, espérons que les témoignages de ces oubliés claqueront encore au visage de cette élite progressiste. Ce sont là des gifles salutaires !

Alexis Judet