« Beaucoup me diront : Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en ton Nom que nous avons prophétisé ? En ton Nom que nous avons chassé les démons ? En ton Nom que nous avons fait des miracles ? » Alors je leur dirai en face : « Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité » (Matthieu 7, 22-23).



Jésus parle de chrétiens qui ne cessent de parler du Christ, qui font tout en son Nom et que le Christ, pourtant, n’a jamais connus, parce qu’ils l’ont instrumentalisé et se sont rengorgés dans une banalisation arrogante ou une idolâtre appropriation. Je dis : « Seigneur », mais il s’agit d’un gri-gri ou d’un doudou. Le « Très-Haut » se ramène aux proportions d’un fétiche domestique, le « Tout-Puissant » devient l’ustensile de mon pouvoir. Et si tu n’es pas d’accord avec moi, tu iras rôtir sur les tourne-broches de l’enfer !



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Pour s’épargner le péril d’une telle jactance, on pourrait conclure, d’après les paroles mêmes du Christ, que l’important, en fin de compte, n’est pas de dire : « Allah est grand » ou « Dieu est mort », mais de ne pas commettre le mal. Jésus déclare aux faux dévots : « Ecartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité ». L’essentiel se trouve par conséquence du côté de la justice. Il suffit d’être juste, d’aimer son prochain, d’aimer tous les hommes comme ses frères (et comme ses sœurs…).



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Telle est la mystique « d’enfouissement » pratiquée par ceux que nous pourrions appeler des chrétiens « anonymes » ou « sociaux » : Le royaume de cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et mis dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée (Matthieu 13,33). Pas la peine de parler de Dieu. Vivons plutôt de manière juste et compatissante avec tous les hommes. Soyons levure et non enflure, ferment et non nappage. Mieux vaut charité silencieuse qu’écrasante vérité. Le levain dans la pâte accomplit son œuvre sans bruit. Son effet est sans effets. Sa présence, sans ostentation. Comme elle, le chrétien doit œuvrer dans l’incognito. Larvatus prodeo, pourrait-on dire avec Descartes (ou Kierkegaard) : « j’avance masqué ».



Fabrice Hadjadj, in Comment parler de Dieu aujourd’hui ? Salvator, 2012.