Les peuples de l’Antiquité, les Arabes, les Indous, ont tous considéré le travail comme une affaire d’être inférieurs. Dans le judaisme et le christianisme, le travail est tenu pour une condamnation. On me la baille belle quand on prétend que le Christianisme a valorisé, dignifié le travail. Sauf un ou deux textes des pères de l’Eglise, toujours les mêmes, l’immense majorité des écrits du début du christianisme et du Moyen-Age affirment que le travail est la conséquence de la chute, qu’il est lié au péché, et qu’il n’est nullement une vertu. Et dans la civilisation romaine « chrétienne », ou dans les siècles « chrétiens » du Moyen-Age, le travail a toujours été regardé comme servile, signe d’infériorité et de déchéance, macule; et dans la division des ordres, l’ordre qui travaille est le dernier. Et si des règles religieuses comme à Cluny ou à Citeaux font du travail une obligation, ce n’est pas parce que le travail est bon, ennoblit, ou qu’il a une valeur, c’est exactement le contraire, c’est à titre d’humilité et de mortification que l’on se soumet au travail comme au cilice, au jeûne et à la veille, etc. On ne voit absolument pas dans une société obsédée par l’au-delà, par la conviction que la figure du monde passe, par le sens spirituel, ce que le travail aurait pu signifier. On travaillait parce qu’il fallait bien vivre, mais ce ne pouvait être ni moyen de rachat ni moyen de pérennité, donc ce n’était rien d’important. Si de bons auteurs, aujourd’hui, historiens, philosophes prétendent trouver dans le christianisme la source de la revalorisation du travail, c’est uniquement parce qu’ils sont habités par les lieux communs de notre temps, parce qu’ils ont eux-mêmes la croyance au travail, et qu’il faut bien, toujours, se trouver des ancêtres.

Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, 1966.