Un Moïse noir

Au cœur du XXe siècle, dans la riche Amérique, un homme s’est levé qui n’acceptait pas l’oppression subie par son peuple et qui rappelait que Dieu veut la liberté et la dignité pour toutes ses créatures. Cet homme était noir, arrière petit-fils d’esclaves, pasteur d’une Église baptiste héritière des anabaptistes anglais et hollandais du XVIIe siècle. Avec une foi nourrie de la lecture quotidienne de la Bible, il savait que la Pâque du Christ qui libère les hommes de la mort est fille de la Pâque qui fit passer les Hébreux de l’esclavage à la liberté sous la conduite de Moïse. Pour lui, salut en Jésus-Christ et libération des hommes des situations concrètes d’injustice, n’étaient pas séparables, et la vocation des ministres de l’Église était de s’engager résolument dans la construction, dès ici-bas, de la cité sainte où Dieu veut rassembler toutes les nations.

Lentement le baptême et l’évangélisation des esclaves avaient érodé de l’intérieur le système esclavagiste, et c’était surtout des Églises et des chrétiens qui avaient lutté contre l’esclavage au XIXe siècle. Mais après l’émancipation de 1863, la situation des Noirs resterait longtemps misérable et injuste. Les Noirs au cours des siècles s’étaient appropriés le christianisme, avaient lu dans la Bible la description de leur condition et les chants de leur espérance, et avaient vu dans Moïse et le Christ leurs libérateurs. Et l’un d’eux, profond chrétien comme eux, serait leur nouveau Moïse.

Cet homme, Martin Luther King, s’inscrivait consciemment dans la lignée des prophètes bibliques, et le mode, en effet, l’a reconnu comme prophète, c’est-a-dire comme porte-voix de la Parole de Dieu révélée dans l’histoire. Mais parce que le message qu’il délivrait, ainsi que les gestes qu’il posait pour authentifier celui-ci, dérangeaient un désordre établi, un complot fut ourdi contre lui et une balle le faucha alors qu’il n’avait pas quarante ans. C’était à l’approche de la Pâque du Christ de l’année 1968, et le pasteur d’Atlanta, qui avait reçu quelques années plus tôt le prix Nobel de la paix, rejoignait ainsi dans le martyre ce Jésus avec lequel il avait choisi de vivre de souffrir et, s’il le fallait, de mourir avant de ressusciter avec lui.

Martin Luther King a vu le jour à Atlanta, en Géorgie, le 15 janvier 1929, dans un milieu noir de classe moyenne. Ses arrière grands-parents étaient esclaves, mais trois générations de prédicateurs baptistes s’étaient succédé depuis. Le père de Martin, « Daddy King », était un pasteur en vue, qui comptait dans la ville où il occupait la charge de la paroisse d’Ebenezer. Quant à sa mère, Alberta Williams, institutrice de formation, elle était elle-même la fille d’un pasteur qui avait dirigé auparavant cette même paroisse et avait été très actif dans l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur, une organisation créée en 1909.

En 1954, il devient pasteur à Montgomery, capitale de l’Alabama, ville de 130 000 habitants, dont 50 000 Noirs, où une longue tradition de ségrégation sépare les populations. Il se préoccupe très vite de voir ses paroissiens faire usage de leurs droits civiques en s’inscrivant sur les listes électorales. Pour cela, il crée un comité d’action politique et sociale : « Nous devons garder Dieu au premier plan. Nous devons être chrétiens dans toutes nos actions. »

C’est le 1er décembre 1955 que se produit l’événement qui va orienter toute la vie du pasteur. Ce jour-là, une couturière de cinquante ans, Rosa Parks, refuse de céder sa place dans un autobus à un voyageur blanc, comme les lois de l’Alabama lui enjoignent de le faire. Son refus qui rejoint la lassitude de tout un peuple aboutit à un boycott, par les Noirs de la ville, de la compagnie de transports. Les Noirs représentent 70% des clients des autobus. Leur boycott complet va durer plus d’une année – où ils iront a pied, a bicyclette… Si elles désertent les bus, les foules noires se pressent autour du jeune pasteur, qui les convainc de la justesse de leur combat : « Si nous avons tort, la Cour suprême de cette nation est dans son tort. Si nous avons tort, la Constitution des États-Unis est dans l’erreur. Si nous avons tort, Jésus de Nazareth n’était qu’un rêveur utopiste qui n’est jamais descendu sur terre. Si nous avons tort, le Dieu tout-puissant est dans son tort. Si nous avons tort, la justice n’est que mensonge. »

Le boycott dure 382 jours, jusqu'à ce que la Cour suprême des États-Unis déclare inconstitutionnelles les lois imposant la ségrégation dans les transports en commun. Martin Luther King a été la figure charismatique du mouvement : il devient, dès lors, le leader dont le mouvement noir pour les droits civiques a besoin. Mais en 1956, King est pris d’un doute profond sur son combat et prie instamment. Découragé, il est près de tout abandonner. Une voix intérieure lui intime : « Martin Luther, lève-toi. Lève-toi pour le droit, lève-toi pour la justice, lève-toi pour la vérité. Et je serai avec toi. Même jusqu'à la fin du monde. » En janvier 1957, les dirigeants noirs de dix États du Sud se rencontrent pour former la Southern Christian Leadership Conference (SCLC), la Conférence des leaders chrétiens du Sud, et King en est élu président.

Très vite, Martin Luther King apparait aux siens comme le Moïse noir ou le nouveau Gandhi. Avec la SCLC il veut obtenir la suppression réelle de la ségrégation partout où elle existe et l’accès des Noirs au droit de vote. Tout au long de l’année, il parcourt toute l’Amérique et prononce des centaines de discours. Le 17 mai 1957 est organisé un pèlerinage de prières à Washington, rassemblant avec King plus de 25 000 Noirs devant le monument Lincoln. King et son compagnon de combat le pasteur Ralph Albernathy sont bientôt reçus par le président Eisenhower. En 1958, alors qu’il dédicace son premier livre, Combats pour la liberté, une femme noire exaltée, convaincue qu’il est communiste, le poignarde avec un coupe-papier. En convalescence, il part avec sa femme à l’invitation de Nehru en pèlerinage en Inde sur les traces de Gandhi.

Il avait découvert le Mahatma alors qu’il était étudiant en théologie et il se plongea bientôt dans son œuvre : « Avant d’avoir lu Gandhi, j’avais été sur le point de penser que l’éthique de Jésus ne pouvait être appliquée que sur le plan des rapports individuels ; je croyais alors que des préceptes comme ‘tends l’autre joue’ et ‘aimez vos ennemis’ n’étaient valables que pour les conflits entre individus ; s’il s’agissait de groupes raciaux ou de nations, il me semblait que le problème exigeait une solution plus réaliste. Mais après avoir lu Gandhi, je compris que je m’étais gravement trompé. Gandhi a probablement été le premier personnage de l’histoire a élever l’éthique de l’amour de Jésus au-dessus du niveau des rapports individuels, a en faire une force sociale efficace, puissante et étendue. » (Combats pour la liberté)

En 1959 il quitte Montgomery pour Atlanta. En 1960 il est emprisonné pour avoir organisé des manifestations illégales. En 1961 une nouvelle organisation, le Congres pour l’égalité raciale (CORE), inaugure des « voyages de la liberté », Blancs et Noirs mêlés, en bus dans le Sud – subissant de nombreuses agressions et des vexations policières. Le chef du FBI, Hoover, poursuit de sa vindicte le jeune pasteur qu’il accuse d’être un communiste, un menteur, et cherche à salir sa réputation en l’impliquant dans des affaires de mœurs. « Il doit être tout à fait clair que la résistance et la non-violence ne sont pas bonnes en soi. Un autre élément doit être présent dans notre lutte qui donne véritablement sens à notre résistance et à notre non-violence, c’est la réconciliation. Notre but final doit être la création de la communauté bien-aimée », déclare le révérend King.

En 1962 King est reçu à la Maison Blanche par le président Kennedy, auquel il demande de lancer une seconde Proclamation de l’Émancipation le 1er février 1963, centenaire de la déclaration de Lincoln. Devant les hésitations politiques, King lance une nouvelle campagne forte à Birmingham. L’action dure des mois, essentiellement des cortèges de volontaires non-violents qui bravent les interdictions de circuler dans les quartiers réservés aux Blancs. L’opposition des autorités, notamment le chef de la police Eugene ‘Bull’ Connor’, et d’une partie de la population est particulièrement violente. Le Vendredi saint 12 avril il conduit lui-même un cortège interdit dans les rues de la ville. Il est arrêté et jeté en prison, d’où il écrit sa fameuse Lettre de la prison de Birmingham. A ceux qui le taxent d’extrémisme, il réplique : « Jésus n’était-il pas un extrémiste de l’amour – ‘Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous traitent avec mépris.’ Amos n’était-il pas un extrémiste de la justice – ‘Que le droit jaillisse comme les eaux et la justice comme un torrent intarissable.’ Paul n’était-il pas un extrémiste de l’Évangile de Jésus-Christ – ‘Je porte en mon corps les marques du Seigneur Jésus’… Aussi la question n’est-elle pas de savoir si nous voulons être des extrémistes, mais de savoir quelle sorte d’extrémistes nous voulons être. Serons-nous des extrémistes pour l’amour ou pour la haine ? »

Cet extrémisme exclut tout sentimentalisme : « Le mot amour n’a rien à voir ici avec une quelconque émotion tendre ou sentimentale. Il serait absurde d’exiger des gens qu’ils éprouvent une chaude affection pour leurs oppresseurs. » Non, amour signifie d’abord ascèse, purification, renoncement a la haine et a la violence. Et il signifie respect de l’humanité et de la dignité de l’adversaire, ouverture au pardon et à la réconciliation. « A nos adversaires les plus farouches, nous disons : à votre capacité d’infliger la souffrance, nous opposerons notre capacité d’endurer la souffrance. A votre force physique, nous répondrons par la force de nos âmes. Faites-nous ce que vous voulez, et nous continuerons à vous aimer. Nous ne pouvons, en toute bonne conscience, obéir a vos lois injustes, car la non-coopération avec le mal est autant que la coopération avec le bien une obligation morale. » (La Force d’aimer, 1963) Jésus n’a jamais dit de ne pas avoir d’ennemis, mais de les aimer ! « Nous ne nous débarrassons jamais d’un ennemi en opposant la haine à la haine ; nous nous débarrassons d’un ennemi en nous débarrassant de l’inimitié. » Le 2 mai 1963, plus de mille jeunes se dirigent en colonnes de deux vers le centre ville en chantant des cantiques. Neuf cents d’entre eux sont arrêtés et mis en prison. Aussitôt, d’autres jeunes se lèvent, et le lendemain deux mille enfants et adolescent entament une nouvelle marche. A la limite des quartiers blancs, ‘Bull’ Connor fait ouvrir les lances a incendie contre eux et lâcher les chiens. Sous les yeux de dizaines de journalistes et reporters de télévision, les très jeunes manifestants sont dispersés, nombre d’entre eux gisant ensanglantés. ‘Bull’ s’esclaffe de leur déroute, mais le malaise grandit chez les pompiers et policiers, tandis que ces images font la une en Amérique et dans le monde. La patrie de la liberté et de la démocratie est choquée. Le dimanche suivant, 5 mai, trois mille manifestants pacifiques se dirigent vers la prison en chantant des psaumes. Connor ne cesse de répéter « je vais les abattre ces satanés fils de chiennes » et hurle l’ordre d’ouvrir les lances. Il n’est pas obéi. Des manifestants s’agenouillent et prient. Des pompiers descendent des camions, retirent leurs casques, certains pleurent. Le cortège reprend. Les policiers avec leurs chiens reculent et laissent passer la foule. C’est la victoire. « La beauté de la non-violence réside en ce que, a sa façon et en son temps, elle cherche à briser les réactions en chaîne du mal. Pleinement consciente des valeurs spirituelles, elle veut placer la vérité, la bonté et la beauté sur le trône du pouvoir. En conséquence je lui resterai fidèle car je crois qu’elle offre au Noir la seule chance saine et morale d’accéder à la liberté. » (Où allons-nous ?, 1967)

C’est cette brutale répression de manifestations d’enfants qui a mis l’opinion publique américaine et les forces publiques elles-mêmes du côté des protestataires : au prix de grandes souffrances, la force de la non-violence finit par l’emporter. La popularité de King est sans précédent. Les deux « Marches de la Liberté » qu’il préside alors à Detroit puis Washington rassemblent 125 000 et 250 000 personnes, chantant We shall overcome – nous l’emporterons. Les affiches proclament : « Nous voulons en 1963 la liberté promise en 1863. » C’est là qu’il improvise, inspiré, le fameux discours « I have a dream » : Je fais un rêve… « Avec cette foi nous pourrons travailler ensemble, prier ensemble, lutter ensemble, aller en prison ensemble, résister pour la liberté ensemble, sachant que nous serons tous libres un jour. » Dans une Lettre de Paul aux chrétiens d’Amérique de la même année, il écrit : « « Dans un monde qui repose sur la force, la tyrannie et la violence, vous avez pour mission de suivre la voie de l’amour. Vous découvrirez que l’amour désarmé est la force la plus puissante du monde. »

Kennedy est assassiné, mais son successeur Lyndon B. Johnson fait voter en 1964 une importante loi qui s’attaque notamment a la non-participation politique des Noirs et interdit toute discrimination dans les lieux publics. La même année, King est reçu par le pape Paul VI et reçoit le prix Nobel de la paix. En 1965 King organise une grande marche de Selma à Montgomery pour protester contre la politique ségrégationniste du gouverneur de l’Alabama, George Wallace : 35 000 pèlerins y participent. En 1966, il quitte le Sud natal et s’installe dans un quartier noir de Chicago, où il suscite a partir d’une église une union pour abolir les taudis et rassemble des chômeurs pour restaurer des logements inhabités. En 1967 il lance une Déclaration d’indépendance a l’égard de la guerre du Vietnam, faisant valoir que cette guerre empêche tout effort sérieux contre la misère aux États-Unis et qu’elle constitue une œuvre criminelle contre un peuple. Bien sûr on l’accuse de trahison, de communisme, etc. A la même époque, il prononce dans un discours : « Vient un temps où le silence est trahison… Nous devons parler… La vérité doit être dite. Je suis décidé à prendre l’Évangile au sérieux… Le Nouveau Testament déclare : ‘Repens-toi.’ Le moment est venu pour l’Amérique de se repentir. Le Royaume de Dieu s’approche. » Patriote sincère, King veut refaire l’unité du pays et du monde dans le Christ : « Dans le Christ il n’y a plus ni communiste ni capitaliste. Dans le Christ, il n’y a plus, au fond, ni esclave ni homme libre. Nous sommes tous un dans le Christ. » (La seule révolution) En face de la guerre, de l’injustice, de la misère, du racisme, le pasteur entend toujours la Parole de Dieu qui se dresse comme une épée tranchante.

A la fin de l’année, encore une fois emprisonné a Birmingham avec d’autres leaders, il se lance dans la préparation d’une « Marche des Pauvres » de tout le pays vers Washington pour le printemps 1968. Mais le 4 avril 1968, il est abattu à Memphis, Tennessee, où il venait soutenir une manifestation d’éboueurs grévistes. Deux mois auparavant, dans un sermon prononcé le 4 février 1968 dans son église d’Atlanta, Martin Luther King avait dressé un portrait programme de son maître, Jésus-Christ : « Il s’est contenté de servir. Il est né dans un obscur village ; c’était le fils d’une pauvre paysanne. Et il a grandi dans un autre village non moins obscur, où il a travaillé comme charpentier jusqu'à trente ans. Alors, pendant trois ans, il s’est mis à marcher ; c’était un prédicateur itinérant. Et puis il s’est mis à faire des choses. Il n’avait pas grand-chose. Il n’a jamais écrit de livre. Il n’a jamais eu de fonction officielle. Il n’a jamais fondé une famille. Il n’a jamais possédé de maison. Il n’est jamais allé à l’université. Il n’a jamais visite de grande ville. Il ne s’est jamais écarté de plus de trois cents kilomètres de l’endroit où il est né. Il n’a fait aucune des choses que le mode associe à l’idée de grandeur. Il ne représentait que lui-même. » Éloge de l’homme ordinaire, du citoyen lambda, du serviteur quelconque qui par la force de la vérité et de l’amour peut combattre l’injustice. Mais il ne cache pas que les tribulations et les persécutions sont le lot des témoins de la justice : « Il avait trente-trois ans quand le courant de l’opinion se retourna contre lui. On l’accusa de fomenter des troubles. On l’accusa de créer de l’agitation dans le pays. Il pratiquait la désobéissance civile ; il violait les injonctions judiciaires. C’est ainsi qu’il fut livré a ses ennemis et soumis a une parodie de procès. » Action exemplaire s’il en est. Dont la fécondité dépasse toute révolte violente : « C’est du Sermon sur la Montagne, plutôt que d’une doctrine de résistance passive que les Noirs de Montgomery s’inspirèrent d’abord pour mener – dans la dignité – leur mouvement de protestation. C’est Jésus de Nazareth qui leur fournit les armes fécondes de l’amour et les mit en marche. » (Combats pour la liberté)

Amant fervent de l’Église, King n’en tait nullement les déformations et les tiédeurs en des jugements qui valent aussi pour notre temps : « Nulle part la tragique tendance au conformisme n’est plus évidente que dans l’Église… Ministres de Jésus-Christ, avons-nous sacrifié la vérité sur l’autel de l’intérêt personnel et, comme Pilate, aligné nos convictions sur les demandes de la foule ?... Si l’Église de Jésus-Christ doit retrouver sa puissance, son message et son retentissement authentique, elle doit se conformer uniquement aux demandes de l’Évangile… » (La Force d’aimer) King croit au « petit reste », levain dans la pâte et sel de la terre… A ceux que tente la soumission aux lois injustes, ou l’accommodement avec le système matérialiste, il rappellera toujours que « César siège dans un palais et le Christ sur une Croix ». Amen.

Pour découvrir la spiritualité de Martin Luther King, lire le remarquable livre du père Christian Delorme, Prier 15 jours avec Martin Luther King, Nouvelle Cité, 1998