L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État.

Pierre Clastres, La société contre l’État

Zomia : espace périphérique de refuge et d’insoumission. Vaste zone de contreforts montagneux et de jungles, hors empires et civilisations. Ensemble hétérogène de peuples des hauteurs, fugitifs, autonomes : le négatif de l’État tel qu’il s’impose dans le sud-est asiatique.

Le concept de Zomia a été développé dans L'art de ne pas être gouverné, brillante contre-histoire de la région s’inscrivant dans le sillage de travaux anthropologiques sur les rapports sociétés/État, tels ceux de Pierre Clastres. Pour son auteur, James C. Scott, les centaines de communautés qui peuplent les montagnes de Zomia ont depuis deux mille ans organisé leurs sociétés avec un souci constant, celui d’échapper aux nuisances de l’État : à ses décideurs, ses hiérarchies et institutions ; à sa logique : esclavage, religion, conscription, impôts ; aux famines et épidémies périodiques liées à la vie en plaine et à la monoculture du riz.

Fondements de ces autonomies : des organisations sociales souples (le village comme seule unité politique) ainsi que l’agriculture rotative sur brûlis (essartage) impliquant le déplacement fréquent des villages quand changent les parcelles de forêt brûlées, puis exploitées.

La communauté zomiane typique ne connaît pas la propriété privée. Les notions d’ethnie, de peuple y sont assez floues : s’il y a revendication d’une identité, celle-ci dépasse rarement les limites du village.

L’histoire officielle de l’Asie du sud-est est celle des États de plaine. En Thaïlande, au Cambodge ou au Laos, les montagnards n’ont traditionnellement qu’un statut : celui de barbares, de primitifs oubliés du progrès, peuplant des zones considérées impropres à la vie civilisée. À l’uniformité de la vie en plaine (pouvoir central, hiérarchie sociale, langue majoritaire, monocultures), la montagne oppose pourtant une incroyable diversité de sociétés décentralisées, autonomes au point d’entretenir peu de liens avec leurs voisines immédiates.

En Asie du sud-est, le quotidien vient souvent confirmer la prépondérance de l’opposition plaine/montagne – en témoigne le mépris qu’affichent les populations majoritaires envers leurs « voisins » des hauteurs. La Thaïlande moderne, par exemple, construite selon les schémas les plus autoritaires, laisse peu de place aux modes de vie minoritaires, qu’il s’agisse des montagnards ou des groupes nomades.

En ces temps d’hégémonie de l’État-nation, d’uniformisation des modèles sociaux, des valeurs et des aspirations humaines, Zomia a-t-elle encore une réalité ?

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James C. Scott
, Zomia ou l’art de ne pas 
être gouverné
 , traduction française par Nicolas Guilhot, Frédéric Joly et Olivier Ruchet, Seuil, 2013.