Qui dit répression dit CRS. Mais c'est là un impressionnisme dangereux. L'évidence de la répression quand elle affleure à la surface des villes sous l'uniforme des Brigades Spéciales, nous mystifie largement sur sa systématique latente, qui, elle, hante la profondeur des consciences. Ce fut une des victoires du mouvement de Mai d'avoir pu conjurer la répression, de l'avoir fait surgir comme la vérité de l'institution et de l'ordre social, mais ce fut sa faiblesse de n'avoir pu la conjurer que sous une forme spectaculaire, dans ses aspects meurtriers et archaïques.

Pour lire la répression, il faut se défaire non seulement du schéma policier, mais aussi du schéma empirique, vulgarisé par la psychanalyse, de refoulement des forces vitales, de frustration des besoins « essentiels », etc. La répression, en pays civilisé, n'est plus une négation, une agression, c'est une ambiance. C'est la quotidienneté pacifiée, où s’efface la distinction entre le ludique et le policier. Autrement dit encore, la répression généralisée, qui se traduit par l'intériorisation des contraires (intellectuels et sexuels) et où l'instance répressive devient maternelle, est le lieu d'une intense participation. Derrière l'argot maternaliste d'environnement, d'ambiance, d'intéressement, de valeurs participationnelles, qui se substitue à celui, normatif et justicier, d'Ordre, de Justice, de Hiérarchie, qui fut le lexique sociale de la parole du Père, c'est l'ère ouverte de la co-répression qui s'installe. Cette répression-là est impondérable, car elle opère par les signes. Elle ne se laisse pas conjurer par la rue, ni dans le travelling des vitrines, ni dans le spectacle du combat de rue. Dans la co-gestion, elle s'alimente des signes mêmes (mais des signes seuls) de la responsabilité et du pouvoir. Cette transition historique des formes violentes de la répression vers l'euphorie complice peut se lire dans le visage de la ville : les grands boulevards parisiens jadis lieu de l'insurrection et de son écrasement, sont devenus de grandes artères commerciales et spectaculaires ; les conflits sociaux n'y sont plus résolus par la force, ils viennent s'y abolir.

Jean Baudrillard, Le ludique et le policier, Utopie numéro deux /trois, mai 1969.