Le Temps de la Tulipe Noire
I
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Toute la ville saigne.
On détruit les quartiers.
Je n’ai pu retrouvé
les rues de mon enfance.
On a coupé les fils
du plus loin passé.
Les souvenirs végètent.
Il me semble partout
être un corps étranger.
Mon passeport intime
est périmé. On vit
comme en sursis. On a
dans nos yeux fatigués
comme des mouches d’or.
On vit dans le confort,
mais le cœur désolé
n’a pas une fontaine
pour se désaltérer.
Dans sa propre maison
on se sent exilé.
II
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire :
les jours décapités,
les nuits impartagées,
les mots qui se détournent
de leur sens. Et la voix
qui s’altère. On se voit
dans un miroir de haine
dénudés, déformés.
Tout plaisir aboli,
on se tue lentement.
Voici le temps venu
de la Tulipe Noire :
de nous rien ne survit.
III
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Aucune catastrophe
dans ce petit pays.
Aux printemps dérisoires
le jet d’eau refleurit.
On n’est pas dans l’histoire,
ni hors de toute histoire.
Ici tout se confond.
Le vice est mal caché
sous la vertu. L’argent
et la bonne conscience
auront tout nivelé.
Qui parle ment. Et qui
s’impose le silence
est traître également.
Chaque jour on se lève
dans le petit matin
plus fourbu. Étonné
de voir qu’on recommence.
Voici le temps venu
de la Tulipe Noire.
On se nourrit d’absence.
IV
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
On ne peut plus dormir.
On revit nos conflits.
Un soleil noir se lève
sur les quartiers maudits,
nos projets démolis.
On croit se rendormir,
mais le temps qui dégoutte
a fait de notre lit
un radeau sans méduse,
un océan sans pli.
On croit rêver. On lève
un regard déconfit
sur une chambre grise,
un conjoint assoupi.
V
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
On rentre seul le soir.
On n’a pour compagnons
que les murs. Les paroles
dans les rues s’évaporent.
Déserts sont les trottoirs
(c’est tout pour la TV).
Vous voulez me parler ?
Il faut téléphoner.
Dans son coin Dieu lui-même
en est découragé.
Le vrai malheur n’a pas
dans ce pays frappé.
Et c’est pourquoi personne
ne comprend rien à rien.
Voici le temps venu
de la Tulipe Noire :
la pesanteur est telle
ici dans le confort,
que même le sommeil
n’est d’aucun réconfort.
VI
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Les cafés sont ouverts
dès six heures. Les bus
ont sillonné déjà
tous ces lieux désertés
par l’espérance. On voit
les travailleurs toujours
se lever. Et la lune
décliner, on dirait,
pour les accompagner.
Mais nul ne la regarde.
Chacun sait en lui-même
que le jour est mort-né.
VII
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Finies les eaux profondes.
On vit tous sans savoir
le pourquoi, le comment.
Et toute explication
ajoute au dérisoire.
On émiette le temps.
On va au cinéma.
On coupe en fines tranches
un demi-cervelas.
Autrefois on parlait
jour et nuit. On disait
parfois des choses tendres.
Aujourd’hui on se hait.
Et le silence luit
sur notre lit désert.
Dans son coin chacun rêve.
Chacun refait sa vie
en pensée. Et chacun
se sent coupé en deux
ou bien en fines tranches
comme le cervelas.
En qui je reconnais
ma vie et mon destin.
Où j’épouse avec toi
la brise du matin.
VIII
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
On se disait : comment
cela finira-t-il ?
Dans la rue j’entendais
sous les cris le silence
de ceux qui n’ont pas voix
au chapitre et qui tendent
leurs moignons rougissants,
pour dire que jamais
l’amour n’aura passé
dans leur camp ; pour maudire
les marchands d’espérance :
un Dieu bon un Dieu grand
ou bien ces inconscients,
poing levé promettant
des lendemains qui chantent.
IX
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire,
où au nom de l’histoire
on nous coupe en morceaux.
Il faut crier bravo.
Mais le cœur se défait.
Nulle main ne se tend.
Le désert entre tous est devenu béant.
On boit même en famille.
On se durcit. On rit.
La TV chaque soir
nous fournit l’alibi.
Et on vit dédoublés,
désossés, dispersés.
Veillez à votre ligne,
dit la voix de toujours ;
et vous suivrez le guide.
Mais le guide lui-même
est perclus de fatigue.
En attendant on meurt.
Surtout pas sur la croix.
On meurt très doucement
comme de bons bourgeois.
X
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Chacun est mutilé.
Et chacun maudit l’autre
d’en être arrivé là.
Chacun se fait garant
de son manque d’espoir.
Chacun prend son repas
du côté de l’abîme.
Et parce qu’il a peur,
il élève la voix.
Et les tranquillisants
chez nous tous font la loi.
XI
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Insomnies, insomnies ;
levés tôt, couchés tard.
On est exténué.
Toujours de faux départs.
Quand je sors le matin,
je me sens chanceler.
Je suis une pelure
expulsée, un débris.
Où étais-je hier soir ?
Qui ai-je rencontré
ou qui ai-je tué ?
Je suis comme un ivrogne
qui découvre soudain
ce qu’il a fait la veille.
Réponds donc ô mon ombre :
Ai-je tué ? La voix
ne répond rien. Un bus
se met à klaxonner.
Et tous rient de me voir
sursauter. Je ne suis
que ce chien dans la rue
qu’on chasse à coups de pied.
XII
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Nous vivons d’une vie
rabougrie, dérisoire.
Où tout n’est que repli.
Repli sur soi : on dort.
Ou repli : je t’adore.
Tout se dissout. La rose
se fane avant l’aurore.
On ne croit plus à rien.
Déjà on touche au port
inconnu des marins.
XIII
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Des feux verts en délire.
Des feux rouges brûlés.
Le temps aura passé
sans qu’il ne reste rien
que ces matins galeux
sous un ciel déplumé.
On est tous dépecés
par les courants contraires.
On est tous hébétés.
Nullement solidaires.
Ennemis de nous-mêmes
et touchant sans plaisir
avant de travailler
à un mauvais café.
Qui à lui seul contient
nos jours empoisonnés.
XIV
Voici venu le temps
de la Tulipe Noire.
Le temps des somnifères
et des lilas sanglants.
Voici la haute mer
Les mots et rien dedans.
La mort dans un combat
inutile. Et nos voix
dispersées dans le sable.
Chaque nuit on s’enfonce.
Chaque nuit on revit
le même cauchemar.
Et nos vie décimées
dans la forêt du temps
ne sont plus qu’un murmure
où chacun reconnaît
ses crimes, ses tourments.
Et la part qu’il a prise
à l’œuvre du néant.
Georges Haldas , Poème de La Tulipe Noire In La Blessure essentielle, 1990.