Ce qui depuis ce jour est devenu la boue

Était alors le suc de la féconde terre.

Et nul ne connaissait la peine héréditaire.

Et nul ne connaissait la houlette et la houe.

Ce qui depuis ce jour est devenu la mort

N'était qu'un naturel et tranquille départ.

Le bonheur écrasait l'homme de toute part.

Le jour de s'en aller était comme un beau port.

Les bonheurs qui tombaient faisaient un déversoir,

Le silence de l'âme était comme un étang,

Le soleil qui montait faisait un ostensoir

Et se répercutait dans un ciel éclatant.

Les vapeurs qui montaient faisaient un encensoir.

Et les cèdres faisaient des hautes barricades.

Et les jours de bonheur étaient des colonnades.

Et tout se reposait dans le calme du soir.

Et la terre n'était qu'un vaste reposoir.

Et les fruits toujours prêts sur les rameaux de l'arbre,

Et les jours toujours prêts sur les tombeaux de marbre

Ne faisaient qu'un immense et temporel dressoir.

Et la terre n'était qu'un jardin bocager.

Et le fruits alignés aux étages de l'arbre,

Et les jours alignés sur les âges de marbre



Ne faisaient qu'un immense et temporel verger.

Et la terre n'était qu'un vaste potager.

Et l'homme accoutumé parmi ces plates-bandes,

Respecté de la bête administrait ces bandes

Ainsi qu'un amiable et naturel berger.

Et Dieu lui-même jeune ensemble qu'éternel

Se reposait penché sur sa création.

Et l'amour filial et l'amour paternel

Se nourrissaient d'hommage et de libation.

Charles Péguy, Eve, 1913