OÙ SE TIENT LA PUISSANCE DE L’AMOUR ?

Le frère homosexuel postmoderne se trouve alors au confluent d’un double héritage : celui d’abord des grandes rébellions déconstructrices de l’homosexuel fils, dont Foucault en France est le chef de file, rébellions qui perdent en force à mesure que s'efface la figure du père traditionnel – mais aussi celui de la fondation utilitariste dont la thèse, qu'on peut situer dans le Traité de la Pédérastie de Jeremy Bentham, est que l'homosexualité ne lèse personne et qu’il serait rationnel de la recevoir dans la communauté au regard du gain de jouissance qu'elle procure. Supposant ainsi que sa jouissance – jouissance de frère – est la jouissance qu'il faut. De moins en moins rebelle, de moins en moins fils, le frère homosexuel réclame donc de prendre sa part du conformisme social. Il ne veut plus jouir contre la loi mais avec la loi.

Mais tout cela ne suffit pas encore à expliquer la nécessité profonde du dispositif homosexuel et son indispensable soutien au Women empowerment – cette étroite et radicale connivence qui lie la femme postmoderne et l’homosexuel, connivence qui peut justement nous livrer le secret dernier du grand bazar fraternitaire.

C’est que la puissance paternelle concerne une autre dimension que la puissance de la négation, à savoir la puissance de l'amour – non pas la puissance sexuelle mais la puissance de l'amour au sens où il s'agit de savoir (de savoir clairement) où se prend cette puissance. La mère par exemple donne de l'amour, elle en donne même énormément, mais justement ce qu'elle donne, c'est ce qu'elle n'a pas – je voulais de l'amour, tu me donnes des soins, tu me donnes à boire, tu me donnes à manger, mais ce n'est pas ça – de sorte que ce ne peut être en elle que se place la puissance de l'amour. La mère n'en donne jamais que l'écume, écume décevante, pétrie de frustration, de voir sa toute-puissance (la toute-puissance qu'elle aurait réellement si elle possédait cette puissance de l’amour) – de voir cette toute-puissance vaciller, de la voir retomber, s'affaisser dans la faiblesse d'un amour qui échoue à aimer par soi. Car la puissance de l'amour se place ailleurs.

Certes elle ne se place pas non plus dans sa maîtrise par le dispositif paternel – car pas plus que la mère, le père ne dispose de la puissance de l'amour. Mais s'il n'en dispose pas, il désigne pourtant le lieu de cette puissance, car en fournissant la négation – et non pas la négation qui dit ce n'est pas ça, mais celle qui dit ceci n'est pas – en fournissant cette négation d'existence, le père désigne l'ordre de ce qui n'est pas, de ce qui ne peut être, permettant par là d’écarter le montage idéaliste sur la réalité, interdisant d’aborder celle-ci dans la perspective déformée par le despotisme de la jouissance féminine dérégulée.

D’un autre côté, en créant une partition pour le non-être, la négation paternelle se révèle comme puissance civilisatrice, à la fois symbole métalinguistique et principe de raison, car elle partitionne du même coup l'ordre de l’être – fournissant de plus, au titre de précepte, un accès au ceci est en tant qu'il est aussi ordre et puissance de l'amour. Autrement dit, la loi des fils indique les chemins de l'être comme étant les chemins de l'amour – et inversement. Ceci est le sens classique des commandements du Décalogue. Pas question là-dessus de se laisser intimider par l’athéisme convenu (ou autres gigotis hargneux) des frères.

Dans le monde des fils donc, l'amour commande à la jouissance à travers les allées de la loi. C'est le projet impossible du féminal-socialisme de vouloir unir ce qu’il a séparé, jouissance et amour, sous le signe dominant de la jouissance qui ne rate pas, et de vouloir par là donner à la mère la maîtrise de la puissance de l'amour – soit à la fin construire l'amour comme être de ce qui n'est pas en le faisant passer pour ce qui est. Là est la mission dernière de l'homosexuel postmoderne, le mensonge spécial qu’il a à soutenir : il est là pour témoigner que la femme du féminal-socialisme est la mère de l'amour, qu'elle a tout ce qu'il faut pour ça – témoignage héroïque s'il le faut comme il se voit au spectacle étonnant de Elton John à son piano, au milieu de la foule des frères, chantant Candle in the Wind à l'enterrement de lady Diana :

			«  Il me semble que tu as vécu ta vie 
       			Comme une chandelle au vent : 
       		Ne faiblissant jamais dans le couchant »

Sauf que ça foire, ça sonne faux, fantastiquement faux, comme à chaque fois que les frères en rajoutent sur l'amour et l'émotion. C’est que l'amour, irrésistiblement, tourne le dos aux frères et les fuit en silence. Là est leur désespoir secret, ce qu'ils veulent ignorer, ignorer absolument.

Jean-Louis Bolte (publié précédemment dans Contrelittérature, 2002)