Sur mon grand atlas, j’ai cherché. A la loupe, j'ai fini par trouver dans les parages du 62° Nord et du 65° Est, un minuscule point, Ivdiel, terminus d'un rameau septentrional du Transsibérien. Déjà en 1917, du temps de Theodor Kröger, la voie s’arrêtait là. Une gare en rondins, un aiguillage gelé an poste de police lugubre, l’extrémité d’un monde, la frontière au-delà de laquelle on passe de 1’autre côté du miroir où se reflète la vie ordinaire. Au-delà d'Ivdiel commence l'aventure initiatique, mythique et terriblement humaine que raconte Theodor Kröger. Au-delà , c'est la taïga sans fin coupée de marécages immenses , mortels, impénétrables, les hivers longs, noirs et glacés, les étés courts et torrides infestés de milliards de moustiques, et toute l'année sur le visage des rares habitants , an voile d'intense mélancolie.

J'ai lu ce livre quatre on cinq fois, la première à l’âge de quinze ans, dans un état de surexcitation totale, la dernière tout récemment, plongé dans lui recueillement presque religieux. De lecture en lecture se précisait l'essentiel. L'essentiel pour moi, s'entend. C'est vrai que les sonorités de ce livre sont multiples et font vibrer de toutes les façons le courage , l'honneur. la camarade la foi, le dévouement; et, beau comme une aurore boréale, l'amour de Faymé, la jeune Tatare, et aussi la vengeance, la mort , l'abjection , le déchaînement des laideurs humaines dans un océan de souffrances. Mais moi, ce qui m'avait emporté dès quinze ans et que je redécouvre intacte, c'est cette volonté étincelante de s’en aller plus loin, toujours plus loin, d'effacer ses propres traces de telle sorte que nul ne vous rattrape ou ne vous retrouve, d'oublier, de se faire oublier, d'immobiliser le cours inexorable des temps, d'être à soi seul une unique lumière dans la nuit, dans le chaos de l'humanité, jusqu'à ce que d'autres se rallument, espérance ou désespoir, qui le sait?

Ivdiel, terminus du chemin de fer et dernière halte avant l'inconnu, existe et a bel et bien existé. Une évidence géographique avant le franchissement du miroir et c’est pourquoi j'avais voulu vérifier. On y croit. C'est une histoire vraie. Le fil du récit vous entraîne très loin, mais au moins on sait d'où l'on vient. C'est donc de là qu’il était parti, Kröger, en plein chaos de la révolution russe. Famines, épidémies, massacres, guerre civile, incendies... Ce sont les péripéties palpables du chaos, mais le chaos est aussi dans les âmes. Il est de tous les temps, de tous les lieux. Il prend des formes multiples. Il est inhérent à l'espèce humaine et lorsque soudain il éclate, alors on n’a plus qu’une idée, s'en arracher fuir au loin, mettre le plus de distance possible entre la multitude et soi-même. Qui n’a pas, au moins une fois, été empoigné par ce désir-là?

La personnalité de Kröger est à ce propos emblématique. Il y a de l'honneur, de la fierté à s’identifier à lui. Et aussi de la jubilation. C'est un colosse. Il est généreux, courageux, loyal. Il protège les faibles et les opprimés, et pour cela, à l'occasion, il tue. On applaudit. Dans le chaos, comment agir autrement? Comme il est de nationalité allemande, d'une riche famille établie en Russie, la guerre lui vaut une accusation d'espionnage suivie du cachot et de la déportation : la Sibérie. Il frôle plusieurs fois la mort : des pages haletantes, inoubliables. On le retrouve en haillons, affamé par un froid d'enfer, sur le quai de planches de la gare d'Ivdiel, forçat en demi-liberté assigné à résidence au village de Nikitino, à quelques jours de marche de là. De même qu’à Ivdiel la voie ferrée cessait, à Nikitino se terminait la route et venait se perdre dans une hutte crasseuse le dernier fil télégraphique. Tout autour, des bois, rien que des bois, comme un mur infranchissable. Qui donc avait fondé ce village au sein d’une pareille solitude? Nul ne le savait. Le bout du chemin? La dernière frontière? Pas encore.

Kröger se refait une santé, des amis, une existence, une famille. Il se refait aussi une petite fortune dans la traite de la fourrure. Il subjugue ces êtres frustes. Il se lance dans des expéditions en forêt, plus loin, toujours plus loin. Il découvre des villages perdus où on l’accueille comme un sauveur : Sabitoié, quelque part vers l'extrême Nord, inconnu du monde et des hommes, et qui a perdu la notion du temps. La surprise est totale. Sabitoïé est une sorte de minuscule paradis boréal, vivant en parfaite autarcie : le gibier dans la forêt, le poisson dans la rivière, des cultures et quelques prairies pour le bétail cachées au sein de clairières invisibles. Sur ce village règne l’Ancien, un vieux sage. Le clocher de la petite église à un bulbe doré. On y prie Dieu le soir, en commun, mais la cloche reste muette. On ne la sonne plus. D'autres pourraient l'entendre. Car l’Ancien sait. Le chaos se rap­proche. Kröger et lui forment un plan : isoler totalement le village. On efface les sentiers, on les reboise, on ne laisse qu’une trace imperceptible et embrouillée, connue des seuls initiés. On en fabrique de plus visibles à travers la forêt : elles conduisent à une mort certaine, en plein marécage. On utilise la rivière, avec des radeaux démontables, pour semer les chiens des poursuivants, jusqu’à tel arbre particulier où, dissimulée sous un roncier. s'ouvre l’ultime sente qui mène au village. Le camouflage est parfait. Sabitoïé s'est retranché du monde tandis qu'éclate, vers le sud et l’ouest, le vacarme sanglant de la révolution. Les autres envoient des patrouilles d'assassins aux lisières lointaines du village. Des trappeurs de Sabitoïé, surpris, torturés, meurent dans d'atroces souffrances, sans parler, sans trahir. Sabitoïé, village oublié.

Et que devient Theodor Kröger au sein de cet îlot perdu ? Sa jeune femme et son fils y sont en sécurité. Alors lui, avec son traîneau, s'enfonce encore plus loin, à l'est. Un trappeur de Sabitoïé lui a raconté comment une flèche, là-bas, s'était enfoncée dans un arbre juste au-dessus de sa tête, tirée par un archer invisible. Une flèche d'un modèle inconnu. D'ailleurs il y avait plus de cent ans qu'arcs et flèches avaient disparu, parmi les tribus de la taïga. Alors qui? Peut-être d'autres hommes avaient-ils fui ce monde, cent ans avant ceux de Sabitoïé? Et Kröger reprend la piste, en route pour ailleurs, toujours plus loin. Au lecteur de la découvrir à son tour..

JEAN RASPAIL

Préface à Theodor Kröger, Le Village oublié