Selon certains dévots du libéralisme et du modèle anglo-saxon, la croissance de la civilisation industrielle britannique aurait été une marche nécessaire et paisible vers un meilleur des mondes libéral et démocratique ; l’ordre du marché et d’une démocratie très tempérée, cet empire du moindre mal et de la fin de l’histoire, naissant presque spontanément de la collaboration harmonieuse d’une classe ouvrière responsable avec une élite éclairée et pacifique, tous immédiatement convaincus des bienfaits de la concurrence libre et non-faussée, et communiant au même culte du progrès technique et du laisser faire. Selon cette légende dorée de la révolution capitaliste et industrielle, les oppositions auraient été brèves et marginales, les révoltes radicales et violentes n’étant le fait que d’une très faible minorité d’obscurantistes ou de paysans aliénés par les traditions les plus aberrantes. La grande transformation de la vielle Angleterre en nation moderne, l’exploitation de plus en plus massive des terres, la disparition des formes locales et populaires de production et la massification des échanges seraient donc, selon ce credo libéral, le fruit d’une évolution historique naturelle. Et c’est avec la bénédiction de la main invisible, cette parodie sinistre de la providence chrétienne, qu’on aurait substitué aux libres communautés, la masse prolétarienne ; et aux aristocraties de l’honneur et de la qualité, les pouvoirs de la marchandise et de la spéculation.

Au cours de la première moitié du vingtième siècle, de nombreux révolutionnaires ont, eux aussi, sous des formes diverses, partagé cette vision progressiste de la grande mue industrielle. Si quelques anarchistes, à la suite du prince Kropotkine et des populistes russes, cherchaient toujours à défendre les traditions de l’autonomie paysanne, si Charles Péguy ou le socialiste Libertaire Gustav Landauer pouvaient encore trouver, en 1910, une source d’inspiration de leur socialisme antiautoritaire dans la symphonie sociale de l’ordre médiéval et la réhabilitation de l’esprit des guildes et du compagnonnage, la grande majorité des mouvements révolutionnaires – du fascisme au bolchevisme – comme des partis réformistes, sacrifiait aux cultes de l’usine et du progrès. Des bureaucrates marxistes-léninistes aux technocrates de la social-démocratie, ils luttaient contre les entraves du passé, rêvaient de construire une société d’hommes radicalement émancipés et déracinés, et prétendaient bâtir le socialisme de l’avenir sur le développement maximal des forces productives. Pour ces entrepreneurs en bonheur public, le passé ne méritait en effet que la table rase car les fondations de la cité future seraient inévitablement la Science et l’artifice industriel. Il n’est que de relire certains textes des idéologues de l’orthodoxie stalinienne ou les projets planificateurs de la social-démocratie occidentale : une même passion modernisatrice les réunit, et malgré les rengaines sur la participation nécessaire des peuples à l’œuvre d’ émancipation, une haine ou une défiance pour toutes les anciennes libertés qui pouvaient soutenir une autonomie concrète face aux ingérences de l’Etat et à la croissance chaotique du marché. Leurs sociétés idéales ont d’ailleurs souvent les caractères des plus effrayants cauchemars de la science-fiction ou des plus inquiétantes réalités contemporaines. Ce sont des additions de masses anonymes, et des espaces entièrement maitrisés par la technique où les campagnes sont transformées en terrain d’exploitation et de recherche agricole, les paysans en techniciens agronomes, et où les villes sont organisées selon les plans d’un urbanisme rationalisateur, où les critères et les normes d’une raison mutante s’appliquent à toutes les réalités.

Ce dogmatisme scientiste et progressiste a longtemps brimé les esprits libres qui tentaient d’analyser et de comprendre les raisons des révoltes populaires des débuts de la révolution industrielle, et cherchaient à saisir les conséquences de l’échec des premières oppositions à l’industrialisation du monde. Le mouvement luddite, ainsi que la plupart des mouvements ouvriers ou paysans pré-marxistes, était encore souvent jugé, au lendemain de la seconde guerre mondiale, comme une vaine protestation immature et sans conscience, ou une insurrection légitime mais obsolète. Il a fallu attendre les années soixante, la renaissance de l’inquiétude écologique et d’une critique sociale enfin libérée des impasses du marxisme d’Etat soviétique (Pensons surtout, dans le cas français, au groupe Socialisme ou Barbarie et aux travaux de Jacques Ellul et Ivan Illich) pour que des penseurs et des historiens se réapproprient cette histoire souterraine, et retrouvent les voies d’une radicalité populaire que cent cinquante ans de progrès sans merci avaient étouffé.

La formation de la classe ouvrière anglaise d’Edward P. Thompson, paru pour la première fois en 1963, est l’un des ouvrages fondamental de ce renouveau d’une histoire sociale désabusée des illusions d’un progrès réduit au seul calcul du taux de croissance. Marxiste hétérodoxe, compagnon de route du parti communiste anglais avant de rejoindre une position de dissident du monde occidental que l’on pourrait rapprocher de celles d’un Georges Orwell ou du dernier Pasolini, militant antinucléaire et infatigable pédagogue, l’historien britannique a eu le grand mérite d’y ressusciter, à rebours de l’histoire officielle des vainqueurs, les voix des vaincus de la grande mutation industrielle ; et de rappeler les raisons et les espérances de ceux dont les modes d’êtres ont été non seulement brisés mais occultés par la modernité. Ce maitre livre, vaste fresque dont l’ambition est semblable à celle du Seul et vrai paradis de Christopher Lasch, sauve de « l’immense condescendance de la postérité » ce peuple de petits artisans, de tisserands à bras, de paysans pauvres, de croyants dissidents et d’immigrés irlandais qui fut broyé par le développement du capitalisme industriel. Thompson décrit avec passion et empathie les rites et les usages de ce pré-prolétariat, et souligne que la conscience de classe qui s'y ébauchait, s'enracinait souvent dans une culture complexe et singulière dont certaines formes gardaient un caractère fortement archaïque. Il s’attache ainsi à souligner l’immense divorce économique, social et moral, qui existait alors entre le monde des classes populaires, dont les valeurs fondamentales restaient ancrées dans les logiques du don et les vertus de l’entraide communautaire, et une « élite » aristocratique et grande bourgeoise convertie majoritairement à l’utilitarisme et à la logique du profit sans entrave. Ce dernier point permet de mieux comprendre la violence des révoltes populaires et la brutalité des classes dominantes. La révolution industrielle fut en effet autant une mutation des modes de production et un bouleversement des normes de la consommation, qu’une révolution culturelle et morale. Pour étendre l’empire de la logique capitaliste et développer les cadres de l’organisation moderne du travail, les nouveaux maîtres de l’industrie et du marché, ont dû, avec généralement le soutien de l’armée et d’un Etat intéressé à l’uniformisation de la société et à la répression des autonomies locales, briser les usages et les coutumes qui entravaient la circulation des biens, des capitaux et des hommes, et détruire ou saboter les espaces et les instruments qui pouvaient encore assurer l’existence de communautés autonomes de production et de consommation ; il fallait en outre que les nouveaux maîtres capitalistes, et ce fut merveilleusement décrit par Charles Dickens dans son roman Les temps difficiles, substitue aux morales de l’être et de la gratuité, une nouvelle philosophie utilitariste où tout ce qui n’était pas calculable ou calculateur était annulé ou exterminé.

Eward P. Thompson rappelle avec vigueur – et on lira avec attention les pages qu'il consacre au mouvement ludditte - que la révolution industrielle fut moins la palpitante épopée des innovateurs qu'une guerre de cent ans entre l'ancien monde ( selon le sens que Péguy donnait à ce mot) et le monde inédit du capitalisme industriel ; le choc de deux civilisations irréconciliables, aussi partagées sur les fins de la vie sociales que sur les bases de la vie morale.

Ce livre où affleure souvent la sympathie de l’auteur pour un peuple défait et sa révolte devant la disparition des anciennes solidarités élémentaires, n’est pas une méditation romantique sur les ruines. L'auteur confie lui même, dans sa préface, qu'il a cherché à saisir comment « certaines causes perdues de la révolution industrielle peuvent nous éclairer sur des plaies sociales encore ouvertes aujourd’hui ». Quand la république populaire de Chine s'allie avec les multinationales occidentales pour construire de nouveaux bagnes industriels, que la déportation des populations africaines vers l'europe reste une variable d'ajustement économique et politique, et tandis que le développement des techniques de manipulation transgénique menacent davantage nos souverainetés alimentaires, il est en effet temps de méditer sur les impasses d'un développement sans merci.

Olivier François.

Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, 1164 page, Seuil, points Histoire

Revue Elements n°144.

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