L'anarchisme et la foi chrétienne peuvent d'abord sembler irréconciliables. L'anarchisme, tel qu'on le présente habituellement, parait en effet animé par une passion de la négation et une fièvre de transgressions qui contredisent les principes mêmes du christianisme. Le slogan «ni Dieu ni maitre», et la critique, par certains penseurs libertaires, de «l'opium chrétien», empêchent aussi souvent de saisir la singularité d'une tradition politique qui n'est pourtant pas réductible à une polémique antichrétienne inspirée par la libre pensée, et dont de nombreux représentants historiques, quand ils ne se réclamaient pas eux-mêmes du christianisme, ont entretenu avec la figure du Christ ou avec les églises, des relations complexes, où la lutte pour la liberté et le rejet de l'Etat cohabitaient avec la recherche d'un ordre supérieur.

Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, jeunes essayistes catholiques romains – ils collaborent tous deux au mensuel La Nef - dont la foi est intransigeante mais ouverte aux problématiques du monde moderne, cherchent à illustrer dans un essai éloquemment intitulé l'anarchisme chrétien, cet autre visage méconnu de l'anarchisme, et à retrouver un esprit anarchiste qui ne serait pas un progressisme comme les autres mais une contestation toujours actuelle des idolâtries politiques et économique produites par la modernité. Anciens animateurs au début de ce siècle de la revue Immédiatement, qui conjuguait un catholicisme de combat inspiré par Bernanos avec la critique sociale la plus contemporaine, cet essai est aussi une enquête-manifeste qui est la somme - théologique et politique – de quinze années de lectures et de rencontres :

« Nous avons voulu par ce livre offrir aux esprits libres, à tous les assoiffés de justice, de dignité, de liberté et de vérité, de beauté aussi, quelques pistes, quelques exemples, et surtout de belles rencontres aptes à élargir la vision, à ouvrir le champ des possibles. Nous voulons contribuer à la renaissance d'un esprit, d'un caractère, d'un tempérament, d'une intelligence, d'une existence, d'une pratique véritablement libre et libertaire. Nous voulons, Davids frondeurs contre l'État- Goliath, contre le Marché-Léviathan, frapper les titans à la tête» déclarent ils en conclusion de ce livre dont le mérite principal est de réviser la plupart des clichés sur l'anarchisme et de souligner les convergences existantes entre le meilleur de la pensée libertaire et une sensibilité antimoderne attaché aux libertés et méfiantes envers les solutions autoritaires.

De Proudhon à Jacques Ellul, d'un Gustav Landauer qui méditait sur l'esprit des guildes et cherchait une source d'inspiration à son socialisme libertaire dans la symphonie sociale médiévale aux premières ébauches d'une critique écologiste des illusions du progrès, de nombreuses pensées qui se sont réclamées de l'anarchisme, se sont en effet souvent développées à rebours de la modernité et de ses mythes. Dans sa classique Histoire de l'anarchie, publié en 1948, Claude Harmel écrivait même de la révolte anarchiste qu'elle était «la protestation de la civilisation paysanne contre la tyrannie moderne de l'abstraction». La formule, aussi rapide soit elle, est éclairante car elle souligne la relation souvent conflictuelle des anarchismes – particulièrement au XIXème siècle - avec les forces et les autorités nés de la modernité politique et économique. Ainsi, quand la passion dominante de l'étatisme républicain et de l'économisme libérale était une recherche de l'unité abstraite- celle de la république une et indivisible ou du grand marché indifférencié – les anarchistes ont cherché au contraire à penser la conjugaison des différences, à trouver entre l'action libre des communautés et l'unité nécessaire, un équilibre qui ne trouve pas sa solution dans le recours à la force coercitive ou la transformation de la société en caserne, ni dans l'utopie libérale qui ne reconnaît que des monades consuméristes, égoïstes et productives. Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, consacrent de nombreuses pages à cette dimension essentielle de la réaction anarchiste, qui cherche, contre un État moderne qui détruit les lieux d'autonomies enracinés, à défendre la société et ses liens nécessaires. Citons à cet égard Kropotkine, «hussard noir de l'anarchie»,qui reprochait à l'Etat d'avoir détruit les liens unissant les citoyens – en précisant que les jacobins de 1793 avaient brisés ceux mêmes qui avaient résiste à l'absolutisme royal – «afin que la nation devienne une masse incohérente de sujets que rien n'unit, soumis sous tous les rapports à une autorité centrale».Sur ce dernier point la critique anarchiste reconnaît dans la modernité l'age des masses et des foules solitaires.

Il ne faut donc pas s'étonner de voir des chrétiens cheminer avec des pensées qui mettent souvent en accusation l’idolâtrie de l'Etat, les abstractions de l'économie et de la politique moderne, le fétichisme de la bureaucratie et de la technique, le dogme de la croissance et la religion du progrès. Le père Henri de Lubac, qui fut un commentateur précis et éclairé de Proudhon et l'un des grands artisans de la renaissance des études patristiques en Occident, rappelait que le chrétien était«l'athée de tous les faux dieux». A plusieurs reprises, nos deux auteurs – notamment en s'appuyant sur les épitres de Paul – insistent sur ce caractère déjà subversif du christianisme par rapport aux religions séculières, et aux tentatives de la politique et de l'économie moderne pour substituer aux fins spirituelles de la personne humaine les fins de l'Etat et du marché, et ces cultes trop temporels –fétichisme de la marchandise, grands récits des utopies totalitaires, main invisible des libéraux, objectivations dénoncées par le philosophe russe Nicolas Berdiaev où l'humain est réduit à une fonction et à un signe- où se perdent les vrais libertés comme la piété authentique. Ainsi le chrétien – par son baptême«prophète, prêtre et roi» – vit toujours d'une réalité supérieure qui échappe aux lois de ce monde, et l'on rendu souvent suspect à tous les Césars et les tribuns. Aussi quand les Césars et les tribuns modernes, ces entrepreneurs en bonheur public que dénonçait Baudelaire dans son spleen de Paris, ou aujourd'hui ces serviteurs médiocres mais zélés de la mégamachine, conspirent contre toutes formes de vie intérieure et planifient la disparition des lieux d'autonomies réelles au profit d'un système panoptique où rien n'échappe au contrôle et à la surveillance, le chrétien est l'anarchiste par excellence.

Mais ce livre, qui est aussi le fruit de rencontres et d'aventures toujours aux marges des conformisme politiques contemporain n'est pas un traité de théologie politique abstraite, ou un essai de philosophie politique fondamentale. L'anarchisme qu'il illustre est aussi l'histoire vivante d'une sensibilité irréductible à un programme politique et rétive aux «mobilisations totales», et l'épopée de lutteurs, de fols en Christ, de héros infatigables et obstinés, de clochards célestes et de mystiques, d'artisans résistant au nivellement industriel, de philosophes et de théologiens sauvages, d'écrivains et de poètes qui forment comme une armée secrète et se sont obstinés, aux siècles des «empires mécaniques» (Bernanos) et du consumérisme obligatoire, en des temps où se réduisait les vieilles indépendances léguées par l'histoire, à défendre une authentique liberté (qu'ils ne confondaient pas avec le nomadisme d'homo festivus et l'hédonisme de paris-plage), à rechercher, contre les nouvelles formes d'oppression résultantes de la croissance de l'Etat moderne et de l'économie industrielle, des moyens d'autonomie réelles, des outils pour défendre les communions et les fraternités nécessaires. Ainsi, malgré le jugement des vainqueurs de l'histoire, cet esprit anarchiste qui se vit souvent écrasé ou moqué par les réalistes, les cyniques et les résignés, est rendu à sa vérité et à sa noblesse, à son sens, toujours vivant pour inspirer une insurrection de la dignité qui ne céderait pas au cauchemar totalitaire.

Le livre de Jacques de Guillebon et de Falk van Gaver n'est pas un manifeste d' «indignés» ou de nostalgiques des révolutions autoritaires; c'est un appel à l’insurrection dont il reste à explorer toutes les intuitions. On demande des anarchistes !

Olivier François.

Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, L'anarchisme chrétien, 407 pages, L'Oeuvre, 29 euros.

Paru dans Le Spectacle du Monde numéro 591 de juillet-août 2012